Le testament d’une sentinelle

Par François Busnel (Lire)

Le testament d’une sentinelle

Ni la Russie ni la France n’ont jugé bon de l’inviter au Salon du livre de Paris, consacré aux lettres russes. Philosophe, logicien, poète, Alexandre Zinoviev a publié son premier roman, Les hauteurs béantes, en 1976. Un chef-d' »uvre d’humour et de persiflage qui, trente ans plus tard, n’a rien perdu de sa force. Ni de son actualité…

Une sentinelle et un rebelle. Philosophe, logicien, poète, Alexandre Zinoviev a publié son premier roman, Les hauteurs béantes, en 1976. Un chef-d’?uvre d’humour et de persiflage qui, trente ans plus tard, n’a rien perdu de sa force. Ni de son actualité… Avec ce roman protéiforme, Zinoviev a inventé un style original et parfaitement adapté à l’entreprise qui le consacra comme l’un des plus grands écrivains russes: dénoncer, par les mots, l’univers mental à l’?uvre dans les entreprises totalitaires. Plus que tout autre, Zinoviev incarne le dissident parfait et, surtout, permanent: il brocarde non seulement la société soviétique et ses fondements (c’est-à-dire les idéologies globales, celles qui piétinent et annihilent l’individu) mais encore la société occidentale et son idéologie (c’est-à-dire la dictature des marchés financiers et «l’abrutissement organisé de la population par les médias»). Si le romancier est unanimement loué, l’essayiste attire la foudre. Au point que ni la Russie ni la France n’ont jugé bon de l’inviter au Salon du livre de Paris, consacré aux lettres russes… Et pourtant, il faut lire ses essais au vitriol et ses romans d’anticipation sociale! Sa description des villes, soviétiques hier, occidentales aujourd’hui, digne des grands maîtres du polar, est soigneusement liée à une vision du monde qui donne vie au cauchemar kafkaïen de l’éter- nelle uniformité et de la lamentable répétition du même. Zinoviev, c’est Orwell au pays de Dostoïevski.

Mais la sentinelle est-elle devenue folle? Aujourd’hui, Zinoviev, l’homme qui fomenta contre Staline un attentat sans lendemain, fut maintes fois arrêté par le NKVD puis le KGB, songea au suicide, fit la guerre, écrivit une trentaine de livres, s’exila volontairement pour, au final, rentrer au pays voilà six ans, cet homme-là est mis au ban de toutes les sociétés. Les Russes lui reprochent de ne pas s’engager davantage derrière Poutine; les Occidentaux ne comprennent pas sa critique de la mondialisation. Car désormais, c’est le monde occidental que pourfend Zinoviev: avec une belle audace, il dénonce l’avènement de la «suprasociété» et pronostique même la mort de ces démocraties qu’il a observées de l’intérieur pendant plus de vingt ans. Depuis la fenêtre de son appartement de l’université de Moscou, au onzième étage d’un bâtiment du plus pur style gothique stalinien, on aperçoit les rives de la Moskova, encerclée par les glaces. Officiellement, l’endroit a repris son nom d’antan, le mont des Moineaux. Mais sur le fronton de l’immeuble de Zinoviev, on lit encore l’adresse suivante: «Mont Lénine» …

Revenons en arrière: comment êtes-vous devenu romancier?

Alexandre Zinoviev Par hasard. Et aussi par nécessité. Mais avant tout, je tiens à préciser que je considère que ma patrie littéraire n’est pas la Russie mais la France. Et la Suisse.

Tiens, c’est curieux! Même si vous ne parlez pas un mot de français et que vous vivez en Russie?

A.Z. Je ne parle pas le français, hélas! mais j’ai effectué une centaine de séjours en France, et c’est dans ce pays que j’ai été publié, avant même de l’être en Union soviétique, grâce aux éditions suisses L’Age d’Homme. Je ne pensais pas devenir écrivain. Et d’ailleurs, je ne le voulais pas, ce n’était pas mon rêve. J’écrivais de la poésie, mais j’étais avant tout un logicien et un sociologue. Mes travaux de logicien m’avaient apporté une renommée internationale qui me suffisait amplement. Ce sont les circonstances – le totalitarisme soviétique – qui m’ont poussé à écrire. Mon premier roman, Les hauteurs béantes, a été publié en Suisse et en France.

Vous reconnaissez-vous dans les grands romanciers russes du XIXe siècle ou de l’avant-soviétisme?

A.Z. Non. Les hauteurs béantes, tout comme la trentaine de livres suivants, se détachent complètement de la tradition russe. Au point que l’on m’a présenté, au moment de la sortie de ce roman, comme le premier écrivain du XXIe siècle. Je crois d’ailleurs que c’était dans Lire, non?

En effet, en 1978, nous avions fait la «une» sur votre roman et Pierre Boncenne vous avait longuement interviewé…
A.Z.
 Je tentais alors une critique sévère du système soviétique, ce qui n’avait pas encore été fait à l’époque.

Tout de même, il y avait eu Soljénitsyne et Chalamov…
A.Z.
Ils ont écrit sur le goulag; moi, je décrivais le système politique et l’idéologie à l’?uvre dans le soviétisme, ce qui est très différent. C’est la raison pour laquelle mes romans ne pouvaient pas être publiés en Union soviétique. Le patron de l’idéologie soviétique, Souslov, me surveillait depuis longtemps et m’a immédiatement traité et condamné comme ennemi numéro un du régime. On m’a donné le choix entre la Sibérie et l’exil; j’ai choisi l’exil. Et l’écriture.

Dans quelles conditions avez-vous écrit Les hauteurs béantes?

A.Z. Ce fut une aventure, qui, aujourd’hui encore, me semble incroyable. J’ai écrit ce roman de près de huit cents pages en six mois. D’un seul jet. Je tapais sur une machine à écrire, sur de très fines feuilles de papier, recto et verso, que je donnais au fur et à mesure à des amis journalistes et enseignants français qui les glissaient dans leurs bagages et les emportaient en France. Ma crainte était que ces manuscrits soient découverts chez moi par le KGB lors d’une perquisition. C’est pourquoi je me suis tant hâté et que je faisais sortir du pays les feuillets à mesure que je les écrivais. Mes «passeurs» ont pris de véritables risques en faisant passer clandestinement ces manuscrits. Ce sont eux qui ont contacté les maisons d’édition françaises. Toutes ont refusé le roman! Nous étions en 1976 et le communisme était, visiblement, encore assez effrayant pour les éditeurs occidentaux. C’est alors que Vladimir Dimitrijevic, le patron de L’Age d’Homme, décida de publier Les hauteurs béantes. A la sortie du livre, de nombreux Russes m’ont dit qu’ils l’attendaient depuis des années… Il circula en Russie, clandestinement, avant d’être retiré de la circulation. Lorsque j’ai été poussé à l’émigration, j’ai continué d’écrire mais tous mes livres ont été directement publiés en français.

Ecrivez-vous toujours aussi vite?

A.Z. Tous mes livres ont d’abord été écrits dans ma tête: je les ai gardés si longtemps sans pouvoir les écrire, pendant que je vivais en Union soviétique, qu’il ne m’a fallu, parfois, qu’une quinzaine de jours pour les transcrire sur le papier. Je ne fais pas de brouillon. Mon brouillon, c’est ma tête. Je ne crois pas à la vision romantique de l’écrivain assis à son grand bureau, dans sa bibliothèque, se prenant la tête dans les mains pour peaufiner son style. Si on n’a pas son roman dans la tête, on ne l’écrira jamais.

Pour quelle raison aviez-vous choisi la fiction plutôt que l’essai pour dénoncer le système soviétique?

A.Z. Au cours des années 1960-1970, j’ai élaboré mes propres théories sociologiques sur la société soviétique. Mais un problème s’est rapidement posé: comment publier les résultats de mes études? En Russie, c’était impensable. De plus, la forme de l’essai me semblait vouée à un public trop restreint alors que le roman permettait de toucher beaucoup plus de monde, ce qui était mon but: je tenais à tout prix à ce que le monde sache ce qu’était, de l’intérieur, l’Union soviétique. La littérature permet plus de choses que la science. Peut-être la littérature était-elle déjà cachée dans ma nature, dans mon caractère. Mais il faut avouer que la manière dont tout était structuré faisait irrésistiblement penser à un roman: même les conférences scientifiques que je donnais ici ou là dans le pays étaient strictement encadrées par le Parti, ce qui semblait relever de la fiction. La structure romanesque des Hauteurs béantes m’est immédiatement apparue. De très nombreuses situations décrites dans le roman sont tirées de mes expériences, mais ces «choses vues» auraient sans doute paru inventées si je les avais intégrées dans un essai alors qu’elles se fondaient très naturellement dans une fiction. Les hauteurs béantes proposent une vision scientifique du communisme et du marxisme soviétiques. Mais je me considère comme un sociologue et un scientifique plus que comme un romancier: j’analyse les sociétés dans lesquelles j’évolue, et mon arme est tantôt le roman, tantôt l’essai.

Comment dosez-vous l’humour, très présent dans tous vos romans?

A.Z. L’intelligentsia communiste était d’une bêtise arrogante et crasse. Il suffisait d’avoir un peu de finesse pour inventer des «histoires drôles» qui finissaient par être reprises par toute une partie de la société soviétique parce que les apparatchiks ne les comprenaient pas… J’ai ainsi participé activement à ce folklore en créant quelques histoires et jeux de mots moquant le marxisme et le communisme, qui furent abondamment repris dans les rues. C’est le propre des systèmes totalitaires de ne rien comprendre à l’humour. Mais il est impossible de garder un droit d’auteur sur des histoires publiques: dans Les hauteurs béantes, j’ai rassemblé toutes ces histoires antimarxistes qui circulaient et j’en ai rajouté quelques autres.

Est-ce parce que vous étiez un communiste convaincu que vous avez été si déçu par le système soviétique et êtes devenu un écrivain satirique?

A.Z. Le communisme était pour moi un idéal. Mais surtout un système d’éducation: je suis né dans une famille pauvre de onze enfants sous le règne de Lénine, puis j’ai fait mes études sous celui de Staline. J’ai donc été éduqué et élevé comme un communiste idéaliste, au sens où l’entendaient Thomas More, Campanella, Charles Fourier ou Saint-Simon, qui comptent beaucoup pour moi. Mais ce communisme-là fut perverti et trahi par les dirigeants du Parti. La réalité que j’observais ne correspondait pas du tout aux idéaux du communisme. Je parle du marxisme. Les marxistes avaient promis de supprimer l’Etat… mais l’Etat restait. Les marxistes avaient promis de créer une société sans argent… mais l’argent restait. Les marxistes avaient promis l’égalité matérielle… mais l’inégalité était criante. Les marxistes avaient promis de liquider les classes… mais on a vu naître d’autres classes. Et la liste est longue, vous le savez! Je n’ai jamais été marxiste. Dès mon enfance, je me suis mis dans une position critique.

Quelles sont vos influences littéraires?

A.Z. Je connais bien la littérature russe, même s’il était très difficile de la lire lorsque j’étais enfant, dans les années 1930. Je crois que je connais mieux la littérature fran- çaise que les lettres russes! J’adore Eugène Sue et Victor Hugo. Peut-être parce que la portée sociale de leurs ?uvres est immense. Ce n’est pas le style littéraire des écrivains qui m’a influencé mais leurs idées. J’adore aussi le Norvégien Knut Hamsun et le Français Anatole France, qui sont de grands romanciers sociologues. Chez les Russes, je crois que le plus grand est incontestablement Lermontov, poète génial et formidable romancier, mort trop tôt au cours d’un duel. Ensuite viennent Gogol et Tchekhov, loin devant Dostoïevski et Tolstoï, que je n’aime pas tellement…

Pour quelles raisons?

A.Z. La vision religieuse de Tolstoï, à la fin de sa vie, m’exaspère. Il est devenu gâteux, non? Certes, il a fait très fort avec Guerre et paix et la description de la guerre de 1812 contre Napoléon. Mais je préfère Stendhal à Tolstoï, au point de vue stylistique et narratif. Quant à Dostoïevski, il ne m’émeut pas. Le seul grand moment de littérature, chez lui, me semble être la scène du Grand Inquisiteur dans Les frères Karamazov. Ça, c’est vrai, c’est génial.

Vous privilégiez donc le roman sociologique, mais comment éviter qu’il ne s’embourbe dans du roman à thèse, souvent lourd?

A.Z. En inventant une forme littéraire faite de toutes les formes. Mes romans sont ainsi composés: on y trouve de la poésie, du narratif romanesque, mais aussi la transposition quasi intégrale de certaines de mes conférences ou de la théorie pure. C’est une question de dosage et de style.

Dans Les hauteurs béantes et dans les romans qui suivent, pourquoi vos personnages n’ont-ils pas de nom propre mais sont nommés «le Bavard», «le Brailleur», «le Calomniateur» ou même «Ducon»?

A.Z. C’est un artifice stylistique qui permet, justement, d’éviter que le roman sociologique ne devienne un roman à thèse. Ce qui m’intéresse, en littérature, c’est le passage de l’abstrait au concret, et ce procédé me permet d’y répondre en logicien. Les idées ne valent rien si les hommes ne les portent pas. Si l’on s’engage dans la forme littéraire, il faut aller au bout, et ces étiquettes me semblent bien plus littéraires que des noms propres.

Aujourd’hui, vous n’écrivez plus de romans. Pourquoi?

A.Z. En rentrant en Russie, en 1999, j’ai décidé d’arrêter mon activité littéraire. Mais j’ai écrit des romans, ces dernières années, dans lesquels j’analyse les travers de l’Occident, notamment La tragédie russe ou L’homme global. Mais l’Occident ne veut pas les traduire ni les publier! J’ai même écrit L’homme global à la demande d’un éditeur français, Plon, qui a refusé ensuite de le publier. Or je le considère comme l’un de mes meilleurs romans. Alors, puisque l’on ne veut plus de mes romans, j’écris des essais, je donne des conférences.

Vous seriez donc victime d’une censure, non plus de la part de la Russie mais de l’Occident?

A.Z. Oui, absolument. D’une censure non manifeste, cachée, qui ne dit pas son nom mais qui est très efficace.

Pour quelles raisons?

A.Z. Parce que ce que j’écris dérange. Je n’ai pas perçu la perestroïka avec joie, pas plus que le coup d’Etat de Boris Eltsine, qui a suivi. J’en ai fait un roman, intitulé Katastroïka, qui a reçu un accueil plutôt frais en France. J’y décrivais la réalité des faits du gorbatchévisme, pas la vision que les Occidentaux pouvaient avoir de Gorbatchev, vision simplifiée et caricaturale. On m’a alors accusé d’être devenu communiste, moi qui étais considéré comme un anticommuniste farouche.

Ce n’est pas le cas?

A.Z. Mais c’est absurde! C’est un mensonge que l’on véhicule aussi bien en Russie qu’en France ou aux Etats-Unis pour priver mon ?uvre d’une large diffusion. Je suis resté tel que j’étais: je ne fais pas de politique mais de l’analyse. Ce qui a changé, ce n’est pas moi mais l’objet de mon attention: ce n’est plus le totalitarisme soviétique mais l’état de la Russie après l’éclatement de l’Union. Pourquoi refuse-t-on d’admettre, notamment en Occident, qu’avoir une attitude positive envers ce qui se passe en Russie est impossible?

Selon vous, dans quel état est la Russie, aujourd’hui?

A.Z. Soyons lucides: la Russie est un pays en ruine qui ne cesse de se dégrader. Mais c’est parce que je dis cela que l’attitude des Occidentaux à mon égard a changé et que je suis devenu victime d’une sorte de boycott. On n’aime pas la vérité, pas plus en Occident que jadis en Union soviétique.

La Russie actuelle ne mériterait-elle pas une satire du niveau des Hauteurs béantes?

A.Z. Mais je l’ai écrite! En 1999, dans La tragédie russe, j’ai analysé la société russe actuelle beaucoup mieux que ne le font d’autres écrivains. Du point de vue de l’information et de la forme littéraire, ce roman ressemble aux Hauteurs béantes. Ici, en Russie, L’homme global a été considéré par la critique comme Les hauteurs béantes de la société occidentale. Je n’y peux rien si l’Occident refuse de publier ces romans.

Beaucoup de choses ont changé depuis 1999 et les espoirs que pouvait porter Poutine: il y a eu le 11 Septembre, la poursuite de la guerre en Tchétchénie, le massacre de Beslan, la guerre en Afghanistan puis en Irak…
A.Z.
 Ce que vous évoquez était pronostiqué dans ce livre non publié en Occident, La tragédie russe. Ainsi que le clonage des organes humains. Or, il y a quelques semaines, on vient d’apprendre que le père de la brebis Dolly allait pouvoir cloner des humains… Je produisais une littérature futuriste. Mais écrire n’a plus de sens pour moi si je ne suis pas publié.

C’est une conception un peu réductrice de l’écriture…
A.Z.
 C’est la mienne! J’ai 83 ans, et mon histoire plaide en ma faveur. Et puis, j’ai écrit Les hauteurs béantes: ça suffit à mon bonheur de romancier.

Puisqu’on ne publie plus vos livres, pouvez-vous résumer votre vision de l’Occident et de la Russie?

A.Z. D’accord, mais permettez-moi cette précaution oratoire: je ne fais pas de reproches à l’Occident, je ne fais que des analyses. En tant que sociologue, mon rôle n’est pas de dire que telle chose est bien ou mal. Et je répète que je me considère comme un Européen, comme un Occidental dont la patrie littéraire est la France. J’exprime mes idées en tant que sociologue, pas en tant qu’idéologue. Cela étant posé, ma position est la suivante: la période soviétique a été le sommet de l’histoire russe. Mais il faut comprendre que le sommet n’est pas toujours synonyme de bien: le nain le plus grand n’est pas pour autant un homme grand, et l’imbécile le plus intelligent n’est pas un sage. Quand je dis que la période soviétique fut le sommet de l’histoire russe, cela signifie que ce qui existait avant était pire et que ce qui va se passer maintenant sera encore pire. Bien sûr, le marxisme et le communisme sont des phénomènes horribles, des totalitarismes abominables. J’ai écrit Les hauteurs béantes et d’autres romans pour en dénoncer l’horreur. Me soupçonner de complaisance à l’égard de ce totalitarisme est donc parfaitement déplacé. Je ne suis pas nationaliste, ni communiste. Mais ce qui se passe en Russie depuis la chute du communisme causera la perte définitive du pays: le processus de globalisation en cours tend à tout placer sous le contrôle de la supersociété occidentale, avec les Etats-Unis en tête. Le XXIe siècle sera donc celui de l’anéantissement final de la Russie et de la destruction de la Chine par cette supersociété globale: en effet, elles n’ont pas de perspective historique, or le progrès social n’est possible que dans cette orientation. L’avenir appartient à la civilisation occidentale.

Mais le progrès social n’est pas synonyme de bien commun…
A.Z.
 Non, en effet. Voilà précisément pourquoi nous entrons dans un siècle où des milliards d’individus vont disparaître, victimes de ce que j’appelle «l’occidentalisme». Dans ce processus, le destin de la Russie est tragique. Certes, l’Union soviétique a été détruite, mais cette destruction a porté un coup mortel à la Russie. Ce pays ne pourra jamais s’élever au niveau d’une puissance mondiale et ne jouera plus aucun rôle historique. La menace d’un totalitarisme soviétique a définitivement disparu mais il existe désormais la menace d’un totalitarisme américain.

Vous n’exagérez pas un peu? En quoi la société américaine est-elle «totalitaire»?

A.Z. Qu’est-ce que le totalitarisme? Une institution ou un parti auxquels la population obéit de façon inconditionnelle, sans esprit critique vis-à-vis d’un discours de propagande fondé sur des mensonges. Regardez ce qui s’est passé en Irak! Le discours officiel fut d’abord celui des fameuses «armes de destruction massive» que personne n’a jamais trouvées, puis l’affirmation que les Etats-Unis lutteraient en Irak pour permettre à ce peuple d’accéder à la démocratie à l’américaine. Mais ce n’est pas ce qui se passe actuellement sur place! C’est un discours proche de celui que tenait Hitler jadis. En entrant dans cette phase, les Etats-Unis ont franchi un cap. De plus, le mouvement globaliste est devenu décisionnaire aux Etats-Unis, notamment depuis le 11 Septembre et le mandat de Bush.

Mais l’Occident ne se réduit pas aux Etats-Unis: n’avez-vous pas l’impression de généraliser hâtivement?

A.Z. Je pense, en effet, que le processus d’américanisation en cours ne réjouit ni les Français ni les Allemands, ni bien d’autres Européens…

Dans La grande rupture, pamphlet paru en 1999 en France, vous écrivez que «la démocratie est morte en même temps que le communisme». Que voulez-vous dire?

A.Z. Le sommet de la démocratie occidentale fut atteint pendant la guerre froide, entre 1950 et 1980. Ces années-là resteront comme le point culminant de l’histoire de la civilisation européenne: la démocratie jouait un rôle puissant dans la lutte contre le communisme soviétique. Mais celui-ci a été vaincu, grâce notamment au fait que l’Occident a su adopter un si haut niveau de démocratie. Avec la chute du bloc soviétique, on a vu s’opérer un tournant en Occident: tout se passe comme si la démocratie ne prospérait que comme arme utilisée contre un adversaire. Une fois l’adversaire disparu, la démocratie s’affaiblit jusqu’à disparaître à son tour, vaincue par une nouvelle logique: celle de la globalisation. La suprasociété globale a repoussé le niveau de la démocratie, au point que l’exercice de la démocratie est devenu impossible et même dangereux. Beaucoup de sociologues occidentaux ont écrit sur cette baisse du niveau de la démocratie. Il s’agit d’un processus objectif et inéluctable.

Inéluctable? N’est-ce pas là la vision pessimiste du romancier plutôt que l’analyse lucide du sociologue?

A.Z. Voulez-vous prendre les paris?

Pourquoi la Russie est-elle, selon vous, condamnée à l’échec?

A.Z. D’abord parce que ses dirigeants tiennent encore à l’idéologie marxiste. Ensuite parce que la conception multifonctionnelle de l’économie, qui prévaut aujourd’hui, est une absurdité. En Occident ce n’est pas mieux puis-que l’économie est livrée aux marchés financiers. Et que dire du système d’instruction publique? Partout, on voit une baisse flagrante du niveau. Mais il y a une autre raison: la Russie détient un arsenal nucléaire puissant, n’est-ce pas? Eh bien, je vous parie que ce potentiel nucléaire ne sera jamais utilisé! Il est d’ailleurs, dans une grande mesure, gonflé par les autorités. J’affirme que s’il devait y avoir un jour une quelconque intervention sur le territoire russe, l’armée russe ne tirerait pas un coup de feu. Pire: elle tirerait sur les Russes!

Que pensez-vous de l’action de Poutine?

A.Z. J’avais pronostiqué son élection, en 1999, ce qui m’a valu la réputation, totalement fausse, d’être un de ses supporters. Il était évident que Poutine serait porté au pouvoir par des Russes qui en ont marre des hommes politiques faibles ou corrompus. Il représentait l’ordre. Il était connu pour cela. Toute la Russie rêve d’un pouvoir fort. En arrivant au pouvoir suprême, il avait la possibilité de commettre beaucoup d’actions décisives dont j’avais à l’époque dressé la liste. Il ne l’a pas fait. Et a raté l’occasion de devenir un grand homme politique. Il a déclaré qu’il n’y aura pas de révision des résultats de la privatisation. Cela condamne la Russie à une dégradation historique.

Vous êtes donc encore un dissident…
A.Z.
 Dans la vision occidentale, probablement. Mais en Russie, le mot «dissident» a un autre sens: les dissidents sont des opposants politiques. Or je ne fais pas de politique. Ni de morale. Ma fonction n’est pas de protester mais de constater.

Quel regard portez-vous sur la littérature russe de ce début de XXIe siècle?

A.Z. Je ne vois aucun véritable écrivain aujourd’hui.

Aucun?

A.Z. Non, aucun. La littérature russe actuelle, c’est de la merde. Ceux qui écrivent sur le passé soviétique sans l’avoir connu le falsifient à cent pour cent, ce qui est inadmissible, et les autres se complaisent dans la description d’une Russie qui se dégrade inexorablement. Il ne suffit pas de bien manier la plume pour être un bon écrivain, encore faut-il avoir quelque chose à dire. A l’époque où j’écrivais, l’Union soviétique était une puissance mondiale et décrire un tel phénomène permettait de créer de grandes ?uvres littéraires. Il y avait une véritable matière première, et c’était autre chose qu’aujourd’hui! L’Occident a détruit l’Union soviétique et a laissé les anciens pays de l’Union, la Russie en tête, aux maraudeurs. La sphère politique a donc été kidnappée par des maraudeurs, tout comme l’économie et la culture. Des maraudeurs idéologiques, voilà ceux qui gouvernent la Russie désormais. La littérature russe n’a plus qu’à décrire des maraudeurs. Ou bien des cadavres. Or une grande littérature ne peut naître sur ce genre de personnages et de situations. Les écrivains russes contemporains sont tous sociologiquement illettrés. Et on ne peut décrire une société que si on la comprend. Il faut avoir une théorie sociale absolument nouvelle. Et cette théorie n’existe que dans mes livres. De temps en temps, bien sûr, il y a de bonnes choses mais qui se noient dans la masse. Que l’Occident publie ces romans-là et en fasse la promotion est bien le signe d’un boycott: on préfère donner de la Russie l’image du pays à la dérive qu’il est devenu plutôt que d’envisager son avenir; c’est pour moi le signe que l’Occident ne veut pas que la Russie se redresse.

Vous resservez la théorie du complot!
A.Z.
 Non, je ne crois pas. Ce n’est pas un groupe d’hommes qui, cette fois-ci, tire les ficelles, comme à l’époque du communisme soviétique, mais des milliers: la suprasociété globale.

Cela veut-il dire que les bons romans ne surgissent qu’en période d’oppression?

A.Z. Victor Hugo aurait-il été aussi génial sans Napoléon III?

Quels sont vos rapports avec Alexandre Soljénitsyne?

A.Z. Je n’en ai jamais eu et je ne veux pas en avoir. Comme écrivain, son «?uvre» est médiocre, surévaluée. Et comme penseur, c’est proche de la nullité. Je suis tourné vers l’avenir, et Soljénitsyne, vers le passé.

Pourriez-vous encore quitter la Russie?

A.Z. Si l’on m’invite à parler de mes livres en France, oui, je quitterai la Russie pour quelques jours! (rires) Je suis revenu pour mourir sur la terre de mes origines.

Finalement, le véritable tropisme de l’âme russe n’est-il pas le pessimisme?

A.Z. L’âme russe n’existe pas. Elle n’est donc ni mystérieuse ni pessimiste, comme on se plaît à la caricaturer. La trouvez-vous en lisant Lermontov ou Pouchkine, ou bien en écoutant Tchaïkovski? Non, je ne crois pas. Je préfère parler de culture russe plutôt que d’âme russe. Quant à moi, je suis peut-être pessimiste, mais d’un pessimisme actif.

Propos recueillis par François Busnel et traduits du russe par Valéry Chemelkine.