Berelowitch Wladimir: Le cauchemar social d’Alexandre Zinoviev: pouvoir et société soviétiques (1985)

Henri Glaeser, Marc Paillet, Alexandre Zinoviev, Berelowitch Wladimir. Fontenay (Bourgogne), 26.10.1979

 

Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 40ᵉ année, N. 4, 1985. pp. 717-736..

 

 

HISTOIRE DE L’URSS

WLADIMIR BERELOWITCH

LE CAUCHEMAR SOCIAL D’ALEXANDRE ZINOVIEV: POUVOIR ET SOCIÉTÉ SOVIÉTIQUES

Couverture fascicule L’œuvre d’Alexandre Zinoviev, déjà abondante, constitue une première tentative, venant d’URSS, de construire une théorie cohérente du « système » soviétique. A elle seule, cette constatation suffit à en montrer l’importance. Mais il y a plus. L’originalité de Zinoviev résulte du fait que, pour lui, ce « système » n’est pas seulement un régime politique ni un État, il est une société, voire une civilisation (ou une anti-civilisation). Le communisme, dont l’URSS est le modèle par excellence, n’est pas chez Zinoviev un mouvement idéologique et politique, mais un « phénomène plus profond que le capitalisme »1, une « époque », une « structure fondamentale sur laquelle repose le reste » (p. 328).

Cette structure sociale est stable, car « un type de société est immuable. Il se constitue “ une fois pour toutes ” » (p. 47) et surtout, elle est « normale ». S’inscrivant en faux contre ceux pour qui le communisme est une déviation, une folie ou un accident de l’histoire, Zinoviev affirme au contraire qu’il est « un phénomène naturel dans l’histoire de l’humanité et découle pleinement de la nature de l’homme dont il est le reflet » (p. 31). Autant dire que le commu­nisme est universel. Il ne se développe pas seulement en Union Soviétique, mais également dans les pays occidentaux à partir de sources très diverses. Je songe à certains partis, aux gangs, à l’appareil bureaucratique, aux castes pro­fessionnelles, à l’aspiration qu’éprouvent beaucoup de gens à disposer de biens sans travailler, aux mises en scènes politiques, etc. Le communisme est un phé­nomène normal et naturel dans toute société de masse, dotée d’une économie développée, d’un système de gestion complexe2.

Le phénomène communiste serait-il donc purement contemporain ? Non, dit Zinoviev, car toute l’histoire humaine peut se résumer par une lutte entre deux forces : « celles de la civilisation (l’anticommunisme) et de Г anti-civilisa­tion (le communisme) » (NEO, p. 112). Une perspective aussi totale répond évidemment, et souvent de façon polémique, à un certain nombre d’autres visions globales du phénomène soviétique ou communiste, au premier rang des­quelles il faut citer l’idéologie officielle du régime. Enfin elle nous semble révéler des formes de pensée propres au monde russe et soviétique que nous nous proposons de mettre en évidence3.

L’héritage léniniste

L’œuvre de Zinoviev peut être comprise comme un effort pour s’arracher aux vérités admises du léninisme. Il est d’autant plus intéressant d’en trouver des traces dans cette pensée indépendante.

On peut ainsi relever nombre de formules tout droit venues du vocabulaire marxiste en vogue en URSS, telle celle-ci, répétitive chez Zinoviev, selon laquelle la société communiste est « un produit naturel et historique de l’activité des masses ». Tout y est idéologique : les termes de « produit », de « masses » et surtout cette idée d’un « naturel-historique » : la juxtaposition, à tout le moins explosive, de ces deux termes ne pose aucun problème dans un système de pensée où nature d’un côté et société de l’autre se réconcilient et communient ensemble par la grâce des lois de la dialectique.

Sa définition du nouvel ordre social est conforme à la tradition marxiste, puisque le mouvement communiste, même avant la prise du pouvoir, devient ici un aspirant au statut de « nouvelle classe dirigeante », tout comme, dans les manuels de marxisme-léninisme, la bourgeoisie prend la place des féodaux. Sous couvert de lutte pour l’égalité, elle instaure, selon Zinoviev, « sa propre forme d’inégalité » et le communisme ne fait pas autre chose (NLEF, p. 53).

Si l’empreinte léniniste se réduisait à ces clichés, l’observation manquerait d’intérêt. Plus profondément, le schéma général de l’évolution des sociétés esquissé par Zinoviev relève directement d’un héritage marxiste. Selon lui, une société se construit et se comprend à partir de ses « cellules de base », à la fois modèles et « briques » servant à l’édifier. Dans le cas du communisme, cette cellule élémentaire devient le « collectif de travail » (d’une entreprise, d’un ins­titut, d’un organisme…). Déjà qualifié de formation sociale, le communisme est ainsi promu au rang de mode de production, dont l’URSS serait le lieu d’élection (CCR, p. 12).

A la chaîne esclavagisme-féodalité-capitalisme, Zinoviev ajoute le chaînon communiste, le même à vrai dire que l’idéologie soviétique officielle, mais en effaçant toute idée de progrès. A une nuance près toutefois : le communisme ne peut s’épanouir que dans les grandes sociétés complexes, hautement instruites et industrialisées. Le schéma marxiste est demeuré à peu près intact, ce qui est particulièrement curieux chez un auteur qui ne cesse d’exprimer son mépris pour le marxisme.

Telle qu’elle est enseignée en URSS, cette idéologie est constituée de deux éléments indissociables : Pun que nous appellerons déterministe, assignant un’ sens inéluctable à l’histoire, et l’autre, que nous appellerons volontariste, décré­tant que, sous le socialisme, l’homme a pris sa destinée en main et croyant, par voie de conséquence, à la toute-puissance de « l’État prolétarien » et du Parti. Appliquées au cas précis de l’URSS, ces deux logiques incompatibles définis­sent toutes deux son ordre politique et social comme un paradis sur terre, mais la première met l’accent sur la marche de l’histoire, l’autre sur les efforts volon­taires du Parti, des dirigeants, du peuple, les erreurs et les insuffisances ne pou­vant qu’être corrigées à mesure qu’elles sont dénoncées.

Les tentatives d’opposition intellectuelle ou politique qui se sont fait jour en URSS s’appliquent en général à combattre la première de ces logiques : loin d’être merveilleux, ce monde est affreux, mais ni l’histoire ni le prolétariat n’y sont pour quelque chose ; la cause du mal est le parti bolchevik (ou Staline, ou Lénine, ou encore, dans le variante « de gauche », une nouvelle caste de privilégiés).

Zinoviev s’attaque plutôt à la seconde de ces logiques. Il admet que le monde soviétique est plutôt un enfer qu’un paradis, mais, écrit-il, les dirigeants n’y peuvent rien, car nous sommes en présence d’un système social stable et non d’un régime politique rongé par l’illégitimité. Ce ne sont pas des scélérats qui ont fabriqué ce système, mais les « masses », la société, l’histoire. S’il en est ainsi, le changement, quel qu’il soit, devient impossible. La société fait avorter des réformes que, peut-être, les dirigeants voudraient mener à bien. Ainsi en est-il des tentatives de décentralisation (CCR, p. 251), ou du pluralisme poli­tique, car « la population des pays communistes se regroupe naturellement (se structure, se cristallise) de telle façon que chaque collectivité de base crée sa propre représentation active dans le système du pouvoir » (ibid., p. 192) j la population elle-même repousserait le pluralisme (ibid., pp. 191-192). De même le secteur privé ne peut être étendu de façon sensible, car « il n’a aucune pers­pective d’avenir dans la société communiste (…). Le pouvoir en freine le déve­loppement et la majorité de la population le soutient en ceci » (ibid., p. 140).

En se démarquant du volontarisme des dissidents et de celui du pouvoir, Zinoviev reprend la logique déterministe, un peu comme s’il restait prisonnier de deux miroirs idéologiques disposés face à face. Se plaçant sur un terrain scientifique, Zinoviev s’interdit de porter des jugements de valeur sur le système qu’il décrit. Pourtant, il lui arrive fréquemment, surtout dans les écrits datant de sa période soviétique, de le décrire comme horrible. Son parti-pris « systémique » dissimule peut-être l’effroi, traditionnel en Russie, devant une société apparaissant comme étrangère et repoussante. Cette attitude, qui nous paraît chez lui fondamentale, engendre à son tour deux démarches complémentaires : la résignation et la révolte individuelle.

Cette ambivalence explique qu’on puisse trouver chez Zinoviev des phrases contradictoires dans un même développement. Selon la logique déterministe : « Les gens n’ont pas la force de changer l’évolution de la société » et, quelques pages plus loin : « Mais il n’y a rien de fatal dans l’histoire » (CCR, pp. 28-34). La dernière réflexion procède de l’image, chère à Zinoviev, du soldat encerclé, pris dans une situation désespérée, qui réussit à opérer un miracle par un sur­saut héroïque.
Si tout changement relève du miracle, c’est que les forces d’inertie, d’« entropie » comme l’écrit parfois Zinoviev, s’apparentent à des lois de la nature. L’idée des « lois de la société », fondamentale chez lui, et qui apparaît dès les Hauteurs béantes4, nous paraît réunir, en un curieux mélange, le scien­tisme marxisant et l’horreur éthique devant la société.

Dans la société humaine, les comportements des individus se modèlent sur des lois dont ils ne sauraient s’écarter. Ces « lois sociales objectives » sont « aussi inéluctables que les lois de la nature » {CCR, p. 175), elles font même partie de celle-ci. Ces « lois » sont scientifiques et Zinoviev privilégie les lois « sociologiques » au détriment de ce qu’il appelle (de façon assez obscure) les « lois de l’histoire » {ibid., p. 41).

Zinoviev se méfie de l’histoire, car elle est soumise au temps ; la société, elle, est stable:

Le processus historique est, lui aussi, une réalité, mais c’est une réalité qui disparaît dans le passé. La nouvelle société qui a mûri en lui a vite fait de se débarrasser d’un revêtement historique qui l’encombre et qui lui est devenu étranger. La réalité sociologique est conçue, elle, pour rester {ibid.).

La révolution d’Octobre, les origines du parti bolchevik, la guerre civile, la collectivisation, les grandes purges apparaissent donc comme des épiphéno­mènes d’un phénomène inéluctable et grandiose : l’avènement d’un nouvel ordre social.

Ces « lois » sont-elles des lois scientifiques ou sont-elles explicitement for­mulées par la société qu’elles régissent ? Les passages cités paraissent trancher en faveur de la première interprétation. Mais d’autres raisonnements sont plus flous, tel celui-ci : « La situation et le comportement de l’homme dans la vie de la collectivité sont définis par des règles précises {lois)5. » Ici, l’équivoque devient totale, car ces « règles », qui procèdent à première vue d’un simple consensus social, sont assimilées à des lois. Du reste, Zinoviev recourt fré­quemment à la notion de « normes de comportement » dont on ignore si elles sont, au sens propre, des normes sociales ou si elles s’apparentent à des lois telle que celle de la gravitation universelle. L’être et le devoir-être se sont identifiés.

Cette confusion entre la loi scientifique et la réalité sociale est habituelle dans l’idéologie léniniste et, en amont, dans les constructions scientistes du xixe siècle russe, qui inscrivaient des « lois du développement » dans la réalité elle-même6. Elle efface toute spécificité aux phénomènes de pensée, leur prê­tant du même coup un caractère absolu et incontestable. L’originalité de Zino­viev, héritier de cette tradition, c’est que chez lui cette confusion, au lieu de profiter à la seule idéologie, demeure, à mi-chemin de l’idéel et du réel, dans une ambiguïté évidente, de sorte que cette contradiction, totalement effacée chez un Lénine, apparaît ici au grand jour.

Les << lois de la société » surgissent spontanément au sein du tissu social et ne sont jamais érigées en lois juridiques. Bien au contraire, tout ce qui vient du législateur ne peut être que bafoué : « Les conditions de vie et de travail sont telles que les gens ne peuvent pas ne pas enfreindre leurs propres lois » {CCR, p. 235). C’est que, comme on le verra, la loi, source de droit, est un fait de civi­lisation et donc contraire à la nature sociale. Ces « lois de la société », que sont- elles en effet ? Citons Zinoviev:

Prendre plus qu’on ne donne ; moins de risques et davantage de profit ; moins de responsabilité et davantage d’honneurs ; moins de dépendance à l’égard des autres et davantage de dépendance à l’égard de soi-même. La faci­lité avec laquelle les hommes découvrent et assimilent ces règles est étonnante. Cela vient du fait qu’elles sont naturelles, qu’elles répondent à la nature socio­biologique et historique de l’homme et des groupes humains (CCR, p. 73).

Dans la société soviétique, ces lois ont pu s’épanouir librement : « y fleu­rissent l’hypocrisie, la violence, la corruption, l’incurie, la dépersonnalisation, l’irresponsabilité, le bâclage, la goujaterie, la paresse, la désinformation, le mensonge, la routine, le copinage » (ibid., p. 74).

Pour l’essentiel, ces « lois » sont donc des considérations pessimistes sur l’homme, mais qui se sont muées en « main invisible », guidant aussi rigoureu­sement « Y homo socialis » qu’elle guide, en économie politique « Yhomo economicus ». C’est, en quelque sorte, du La Rochefoucault empruntant le style d’Adam Smith. Les « normes » sont des normes anti-éthiques et la vision scientiste qui s’impose de prime abord laisse entrevoir ici une doublure inat­tendue, qui relève de l’éthique. Ce mélange scientifico-moral appliqué à la société est, lui aussi, traditionnel dans la pensée russe et nous tenterons d’en décrire plus précisément les mécanismes.

Société contre nature ou société « naturelle » ?

Lorsque Zinoviev analyse la société soviétique (et, d’ailleurs, toute autre société), il la conçoit avant tout comme un « conglomérat » (ou « agrégat ») de « communes » de base, toutes identiques, semblable à une simple accumulation de molécules, somme mécanique lourde, aveugle et sans vie propre, fascinant l’auteur par cette masse de « millions et de millions d’actes humains ».

Mais sitôt qu’il considère la société dans son ensemble, il la prend pour une entité et la compare volontiers à un organisme vivant. Tout comme un être vivant, le communisme développe, à partir de ses « cellules de base » (les « communes »), des chaînes de cellules de la plus simple à la plus complexe.

La comparaison entre la société (ou l’État, ou l’Eglise) et le corps humain est certes aussi vieille que le monde, et l’image employée par Zinoviev rappelle tout particulièrement, parfois mot pour mot, certains passages de Spencer7. Chez Zinoviev, toutefois, cette image banale prend une importance particulière si nous la juxtaposons à celle du « conglomérat » inerte.

Zinoviev se montre très soucieux de souligner le caractère « organique », « naturel » de la société qu’il décrit. Ces deux termes reviennent d’ailleurs très souvent sous sa plume. Même le mouvement dissident est pour lui « organique », tout autant que « l’action répressive menée par le pouvoir à son encontre » (CCR, p. 34). C’est que la collectivité a besoin de « victimes rituelles » qui, désignées par elle, sont « propulsées dans leur rôle de renégats » afin de maintenir la cohésion du groupe8.

Le châtiment de ces victimes « organiques », qui est avant tout un bannisse­ment, peut rappeler la représentation d’une société primitive. Ces « cellules de base » à peu près autogérées ne ressemblent-elles pas à un stade très élémentaire de l’organisation sociale, ainsi qu’on se figure la société primitive ? Sans for­muler explicitement cette référence, Zinoviev ne la repousse pas moins avec énergie en répétant que la société décrite est « moderne », « complexe », avec son économie développée, sa population instruite et ses gigantesques masses humaines9.

Aussi cette énorme entité qui, dans la première vision « mécanique », demeurait inerte, s’anime-t-elle à présent d’une vie « naturelle », grouillante et, pour tout dire, aussi malsaine que des moisissures. A la fois somme mécanique et organisme vivant, elle devient, dans la vision de Zinoviev, une prolifération redoutable, puisque cette volonté de vie la pousse à s’étendre au monde entier (CCR, pp. 316-318). Innombrables sont les remarques où Zinoviev s’attache à décrire cette prolifération.

Aussi bien ce « corps social » est-il fort éloigné (c’est un euphémisme) de la société telle qu elle apparaît dans la philosophie politique moderne, notamment anglaise. Il ne constitue pas réellement une entité politique douée de volonté, mais évoque plutôt ces images zoologiques dont Zinoviev est si friand, surtout dans ses œuvres littéraires (ce sont les rats, les cafards, les punaises. La fourmi, sans doute trop noble et laborieuse, se montre peu). Ensemble à la fois statique et dynamique, conservateur et révolutionnaire, ce « corps » est à l’image même, renversée, de l’idéologie soviétique du progrès et, peut-être, de la vision que les Soviétiques se font de leur histoire.

л Si nous parlons de « renversement », c’est parce que cette société, loin d’être un couronnement de l’histoire humaine, se présente, dans l’œuvre de Zinoviev, comme fondamentalement mauvaise, car en elle triomphent les « lois de la société », car elle est société à l’état pur. Avant le communisme, l’élément social était muselé par des freins inventés par « la civilisation » et que Zinoviev se plaît à énumérer : « la morale, le droit, la religion, l’opinion publique… »10. A l’inverse, le « social » est le théâtre des deux vices humains fondamentaux, les mêmes que chez Machiavel ou Fénelon, à savoir la cupidité et l’ambition11. Pour Zinoviev, la société est une jungle.

Si l’on tente de situer cette vision dans l’histoire de la pensée, non pour découvrir des influences (improbables) subies par Zinoviev, mais pour mieux cerner ce qu’il a de spécifique, on ne peut manquer de la rapprocher de l’idée de « l’état de nature », telle qu’elle apparaît chez Hobbes ou encore chez Hegel, qui parle de « l’état (…) de l’instinct naturel déchaîné »I2.
Cependant, dans la tradition philosophique citée, l’état civil (la société) s’oppose à l’état de nature en ce qu’il protège l’indépendance de l’individu et lui garantit sa liberté. Selon Zinoviev, au contraire, la société qui est privée de ses freins civilisateurs devient un « déchaînement de forces naturelles » (CCR, p. 131), ignorant tout droit et toute liberté. « L’esprit communautaire, écrit-il, est un mouvement dans le sens du courant de l’histoire et la civilisation, au contraire, un mouvement à contre-courant » (ibid.).

Cette confusion entre nature et société est réellement ce qu’il y a de plus ori­ginal chez Zinoviev, car on ne peut lui trouver aucun équivalent, sinon, de façon lointaine, dans l’idéologie léniniste. Encore le « matérialisme dialectique » distingue-t-il société et nature en voyant dans la première le pro­longement de l’autre. On pourrait aussi se référer aux Anciens, pour lesquels la

Cité était fondée dans un ordre naturel, mais la différence évidente est que chez Zinoviev, la société est le contraire d’un ordre. En fait, il s’agit d’une anti­utopie parfaite, puisque les utopies prônent une société retournée à l’état de nature. Mais chez Zinoviev, le paradis est devenu enfer.

Quel est donc ce combat que se livrent les membres de la société ? Il semble­rait, de prime abord, que la vision zinoviévienne se rattacherait à une sorte de darwinisme social : « La lutte que les hommes se livrent entre eux pour conqué­rir les biens de l’existence est une loi éternelle de la condition humaine » {CCR, p. 148).

Cette loi triomphe dans la société communiste et voici des exemples de cette lutte :

Se faufiler sans faire la queue est une victoire. Voir quelqu’un vous chiper la place est une défaite. Entendre féliciter un collègue est un échec. Le voir ser­monné est une victoire. La vie communautaire n’est pas un grouillement de petites passions, c’est un bouillonnement de grosses passions, mais à propos de riens {ibid., pp. 146-147).

La montagne de l’état de nature a accouché non d’un loup, mais d’une souris. Si l’exemple de la file d’attente vient en tête, dans la description de Zino­viev, ce n’est pas seulement parce qu’elle est une expérience quotidienne pour un Soviétique, c’est aussi parce que la situation qu’elle met en scène exclut pré­cisément tout véritable « combat », puisque chacun y est placé dans une situa­tion d’impuissance, sous la contrainte d’un ordre. Zinoviev l’admet d’ailleurs lorsqu’il définit cette lutte comme une espèce d’affrontement où les adversaires sont empêtrés dans tout un réseau de dépendances qui conditionne l’aspect même de leur combat. Imaginons (…) que l’on attache des coureurs en leur donnant ainsi le moyen de se gêner mutuellement dans leur course » {CCR, p. 149).

Ce « combat » ne permet pas de vaincre les concurrents.

Il n’y a que deux moyens d’échapper à cela et tous deux sont fictifs. Le pre­mier consiste à se frayer son chemin vers le sommet, le second à se limiter. Dans l’un et l’autre cas, on perd ses potentialités naturelles et Ton devient un être artificiel {ibid., p. 147).

Cette remarque extraordinaire contredit l’idée de « société naturelle » affirmée par ailleurs. L’opposition radicale qu’elle met en scène se connote, sous son allure objective, d’un jugement de valeur : « Qui a l’avantage ? » demande Zinoviev. « Certainement pas le talent ou le travailleur désintéressé. Mais l’intrigant, le carriériste, le petit malin, le larbin, le conformiste, le déla­teur, l’incapable, le médiocre » {ibid., p. 148).

Ainsi l’idée de « combat » ou de « lutte » qui, dans l’idéologie officielle, est investie de valeurs positives s’inverse ici et devient « un marais de mesquineries » {ibid., p. 147). On observera également que le « talent » cité plus haut, est réduit à une « potentialité » naturelle, non réalisée ni individua­lisée, tandis que les vainqueurs donnent lieu à une prolifération de types humains accomplis, tous sinistres. Certes, nous retrouvons là une opposition, traditionnelle dans la mentalité russe, entre le désintéressement et le calcul égoïste. Mais il y a aussi quelque chose de plus curieux : tout se passe en effet comme s’il y avait deux « natures » : celle de la vie communautaire et celle de l’individu, la seconde cédant à la première, sitôt que l’individu s’intégre à la communauté et qu’il devient, par là même, « artificiel » du point de vue de ses potentialités.

A l’échelle de l’histoire, la civilisation (qui est bonne) est artificielle et la société (qui est mauvaise) naturelle. A l’échelle de l’individu, tous les termes s’inversent. L’individu talentueux (et vertueux) est naturel et la communauté des médiocres (et des crapules) est une somme d’individus artificiels. Cette incohérence flagrante de Zinoviev double en quelque sorte l’antinomie signalée plus haut entre la société-conglomérat et la société-organisme. Elle révèle égale­ment le rôle essentiel d’un ressort éthique qui, sous l’apparence rigide de l’objectivité scientifique, constitue la seule cohérence interne de ce monde éclaté.

A l’instar de maints auteurs russes, l’œuvre de Zinoviev, sous un parti-pris de « neutralité éthique », ne cesse de recourir à des catégories d’ordre moral. Nous retrouvons ici la tradition russe révolutionnaire et spiritualiste, opérant par couples antithétiques : le matériel (mauvais) s’oppose ainsi au spirituel (bon), la collaboration avec la société ou l’État à la pureté des « justes », la noirceur du monde à l’angélisme de l’élu. Mais ces constantes de la tradition russe, appliquées par Zinoviev au monde soviétique, donnent lieu à bien des curiosités.

Pour Zinoviev, la morale a totalement disparu de l’horizon soviétique, car les crimes les plus noirs (trahisons, dénonciations…) sont commis en toute innocence, leurs auteurs ignorant la nature criminelle de leurs actes. Pourtant, lorsqu’il formule cette idée, il en fournit lui-même la réfutation. Dans la société communautaire, écrit-il, l’individu, « s’il peut, sans risquer d’être puni, trans­gresser les normes de la morale dans ses rapports avec les autres individus, et si cela lui est nécessaire, il les transgressera » (CCR, p. 88).

Cette remarque sous-entend que les normes morales existent bien, sans quoi il n’y aurait pas de transgression. L‘idée d’une transgression par nécessité est encore plus intéressante car elle affirme (aussi bien par la forme péremptoire employée) que cette transgression est inévitable. Enfin, les « normes » morales sont présentées comme s’il s’agissait d’un code juridique : l’anti-droit se confond de la sorte avec une anti-morale. Ainsi, cet étrange détour de pensée opère avec des concepts éthiques pour en affirmer l’inexistence, tout en les dénaturant de l’intérieur. Le déterminisme utilitariste, posé dès le départ du côté de l’individu, et la norme juridique (l’idée de punition), en amont de lui, écartent tout choix individuel et si la morale disparaît en effet, c’est par le jeu de postulats idéologiques non-dits.

Ce mélange d’idéologie scientiste et de morale, déjà évoqué, est très caracté­ristique d’une tradition russe qui va de Tchnernychevski à Lénine. Chez le pre­mier de ces auteurs, un utilitarisme hérité de Stuart Mill se mêle à une morale dépourvue de liberté de choix.

Pour Zinoviev, le mal est un fait scientifique : « L’essence du communauta­risme n’est ni le mal absolu, ni le bien absolu, c’est un fait objectif, au même titre qu’une charge négative d’électrons13. » En « objectivant » la morale, Zinoviev rejoint, par un singulier détour de pensée, la « morale » léniniste qui distribue des jugements moraux « objectifs » selon les rôles sociaux. Ainsi le terme de koulak désigne-t-il à la fois le profiteur crapuleux et une catégorie sociale : l’appréciation morale est dénaturée et figée dans une démarche scien­tiste.

Mais chez Zinoviev, comme on l’a vu, l’éthique se réfugie dans l’opposition à la société. Par exemple, lorsqu’il décrit le milieu scientifique, il oppose le vrai savant, qui « cherche à découvrir des vérités » à ceux qui « utilisent leur appar­tenance à la science pour remplir une fonction sociale… » {CCR, p. 228). Tout ce qui est social est mauvais et faux. Ainsi les signes extérieurs de la religion, les rites, sont déclarés mensongers, par opposition à la vraie religiosité qui est inté­rieure {NEO, p. 73). Dans cette vision, habituelle en Russie, le choix moral est restauré, entre le mal (la société) et la fuite hors du monde dans un ailleurs mar­ginal ou intérieur. Le bien s’y assimile au vrai.

Zinoviev combine ces deux traditions. Ses héros « positifs », on l’a vu, rompent avec un social mauvais, qui correspond non seulement à ce que nous appellerions la sphère publique, mais aussi à la sphère privée. Les « groupes populaires » comme il les désigne, c’est-à-dire les collègues, les voisins, les amis, la famille même, « obligent les gens à agir conformément aux lois de la société » et sont, pour les dissidents, des persécuteurs pires que la police {CCR, p. 232). Pour Zinoviev, les dissidents sont poussés dans leur rôle par la société elle-même. Autrement dit, ce choix tragique qui semblerait sauvegarder une liberté, donc la possibilité d’une éthique, se trouve rattrapé par le déterminisme mécaniste première manière. Vision contradictoire là encore et qui rejoint le jeu des « miroirs idéologiques » déjà cité. Plus Zinoviev injecte de scientisme déterministe dans sa vision du social, plus le sursaut qu’il prône pour y échapper devient un exploit quasi inaccessible, celui, comme on l’a vu, du soldat désespéré.

Zinoviev oscille ainsi constamment entre deux pôles. D’une part l’idée de libre choix appliquée à l’individu : « Les actes communautaires pris isolément sont libres et volontaires » {ibid., p. 102). On choisit « volontairement » de fré­quenter des réunions, de se conduire comme une crapule, etc. D’autre part, cette liberté est totalement annihilée sitôt qu’elle franchit les frontières de l’individu, pour tomber dans la masse.

L’identification entre l’État et la société Entre le déterminisme et le volontarisme, la sphère politique ne pouvait que disparaître. Zinoviev s’attache à décrire ce vide politique en société communiste :

Si le pouvoir est déjà pris, ce qui est le cas en société communiste, alors la question du pouvoir cesse d’être politique (…). Le pouvoir d’État a perdu son caractère politique (…), les relations politiques se réduisent à rien (…), autre­ment dit le domaine de la politique est dans un état de dépérissement qui corres­pond aux prédictions des classiques du marxisme {CCR, p. 244 et p. 247).

Zinoviev procède par fusions successives où le politique est assimilé au pou­voir, le pouvoir à l’appareil d’État, l’appareil d’État à la société. L’État prend non seulement ses racines dans la société, mais il en est une part intégrante et son fonctionnement n’est que la reproduction de rapports sociaux. Très frap­pante à cet égard est la manière dont Zinoviev envisage un changement de régime politique. Si, par pure hypothèse, les dissidents venaient au pouvoir, écrit-il, une fois les postes occupés, ils s’agiteraient peut-être pendant quelque temps, mais ensuite ils feraient la même chose que les dirigeants actuels (…). La situa­tion du pays ne dépend pas des qualités personnelles des dirigeants, mais du sys­tème complexe de ses rapports sociaux… (NEO, p. 108).

Par delà l’aspect polémique de ce raisonnement, Zinoviev affirme simple­ment que le système soviétique, tel qu’il est, est impossible à réformer, ce qui est une quasi-tautologie. Mais, pour avoir chassé toute référence au politique, il tombe dans l’absurdité, car si les dissidents venaient à gouverner, le pouvoir changerait de nature et ce ne serait plus un système communiste. Pour Zinoviev, les rapports politiques ne sont que des rapports sociaux. Ainsi, lors­qu’il analyse les relations de commandement et d’obéissance à la base de la société communiste, il affirme que cette relation d’interdépendance est « avantageuse pour les deux parties » (CCR, p. 86). A partir de cette réalité qu’est l’amenuisement de la sphère politique, l’absorption de la société par l’État-parti, il intègre ce schéma dans sa grille conceptuelle, qui reproduit le modèle totalitaire.

Mais Zinoviev n’en reste pas à cette assimilation État-société. Lorsqu’il analyse le « pouvoir » dans la société communiste, il l’envisage comme une double structure, qui apparaît le mieux dans son analyse du parti communiste.

L’osmose entre pouvoir et société

Il adopte, comme souvent, un parti-pris polémique : contrairement aux idées reçues, le Parti ne serait pas le siège du pouvoir. Pour justifier ce point de vue, Zinoviev part d’une constatation empirique qui ne touche pas la place du Parti dans le système, mais ce qu’il appelle un « acte social » : « L’entrée au Parti n’est qu’un acte social parmi beaucoup d’autres, permettant de définir votre situation sociale » et de faire carrière (ibid., p. 190). Dans l’entreprise, le bureau du Parti « masque plutôt la nature réelle du pouvoir qui n’appartient pas au Parti » (ibid.). Ainsi, toute la spécificité du Parti est évacuée et nous nous trouvons dans un monde aplati, où cette organisation n’est qu’une somme d’« actes sociaux ». Ce Parti-là est constitué de cellules, dont « chacune est indépendante » (ibid., p. 189).

A côté de cette structure « horizontale », Zinoviev admet évidemment l’existence d’un « appareil du Parti », « de tout autre nature que les organisa­tions de base » (CCR, p. 191). Mais cette construction « verticale » fonctionne comme un monde clos, en « rupture avec la masse du Parti » (ibid., p. 190) et ces deux structures ne s’interpénétrent pas. C’est que l’appareil vertical est vu lui aussi comme une série d’« actes sociaux », car Zinoviev recourt ici à la notion de couche privilégiée. Ces privilégiés sont décrits comme de « nouveaux seigneurs », dont le mode de vie s’oppose à celui du commun des mortels. Dans ce monde bipolarisé, l’élite a droit à tous les avantages de sa situation tout en se composant de « chefs » ayant pris la place des anciens « propriétaires ». Ils acquièrent leur pouvoir « non pas en vertu d’une tradition, d’un usage ou d’un héritage, mais simplement en vertu des relations même de domination et de soumission » (CCR, p. 176).

On voit ici comment l’idée de « pouvoir » enfin apparue, retombe aussitôt dans une vision sociologique, d’un marxisme élémentaire. « Au sens étroit, le pouvoir est un ensemble de personnes occupant une fonction dans l’appareil d’État de la société » (ibid., pp. 176-177). C’est une somme d’individus et non une institution : « Le problème des dirigeants est purement social » (ibid., p. 181).

Le thème de la hiérarchie tient une place de choix dans l’univers zinoviévien. Selon lui, le communisme abolit toutes les formes d’inégalité qui ont existé, sauf une : elle « prend sa source dans la différenciation (la hiérarchie) des posi­tions sociales des hommes… » (NLEF, p. 55). La hiérarchie est la seule struc­ture sociale qui se superpose à la société horizontale cellulaire. Pour Zinoviev, les catégories professionnelles sont des leurres :

Il est particulièrement amusant d’entendre les Occidentaux parler de l’intel­ligentsia, des scientifiques, des militaires (…) comme s’il s’agissait de catégories sociales particulières (CCR, p. 27).

C’est que chacune d’entre elles se compose de « petits » et de « gros », de « serfs » et de « propriétaires terriens » (ibid., p. 228 et p. 239). En insistant sur l’existence d’une caste de privilégiés, Zinoviev se fait certes l’interprète d’une réalité soviétique bien connue.

Dans sa vision d’ensemble, la société ignore les classes sociales, les couches intermédiaires, les groupes d’intérêts. C’est un modèle totalitaire réalisé, se pré­sentant comme un ordre parfait, mais dont le tissu profond est informe. Pour faire coexister ces « particules élémentaires » anarchiques que sont les indi­vidus et les « cellules », Zinoviev, comme dans la mécanique quantique, est obligé de présenter l’ensemble comme une entité ordonnée, réglée par des lois immuables. Une fois de plus, dans cette vision, la liberté a disparu. La caste dirigeante n’est pas à proprement parler une couche sociale structurée, bien que l’auteur veuille la présenter comme telle. L’élite soviétique, chez Zinoviev, est avant tout un « grouillement ». Il évoque volontiers cet « État dans l’État » (ou société dans la société) (ibid., p. 175), cette « armée de chefs » se reprodui­sant et se multipliant.

Le pouvoir ne constitue pas seulement un groupe social énorme, il est litté­ralement partout : « Le système du pouvoir atteint des proportions mons­trueuses et forme un épais réseau qui enserre de ses mailles toutes les couches de la population, tant et si bien qu’// est pratiquement impossible de le distinguer14. » D’autres formules poussent cette idée d’osmose encore plus loin : le pouvoir, ce sont vos amis et parents, comme on l’a vu à propos des « groupes populaires ». Ce sont « les multiples possibilités qu’ont les gens d’exercer la violence sur leurs voisins » (ibid., p. 176).

Bien entendu, ce pouvoir est despotique et informel (ibid., p. 180), puisque tout droit a disparu, mais Zinoviev ne le décrit pas comme tel, car il entend y trouver un ordre : « C’est le pouvoir de l’ensemble de la collectivité de base sur chacun de ses membres » (ibid.). Cette collectivité est le lieu même où « on peut le mieux découvrir la nature du pouvoir dans la société communiste » (ibid., p. 179). Dans cette autogestion de cauchemar, elle rend la justice, châtie les coupables et règle en tout l’existence du citoyen (ibid., pp. 179-180).

L’identification entre pouvoir et société est si parfaite que Zinoviev en vient à écrire que la société (et non l’État) lutte contre le marché noir (ibid., p. 111) et il ne conçoit pas qu’on puisse les considérer séparément : « Il ne saurait être question, même abstraitement, de séparer le système du pouvoir de la population » (ibid., p. 38).

La misanthropie zinoviénienne paraît rejoindre des craintes anciennes, consécutives à Г avènement des démocraties modernes, devant la tyrannie du nombre, le despotisme de la majorité. Mais la confusion qu’il opère entre l’État (chez lui, « pouvoir ») et la société, le mène beaucoup plus loin. Durkheim pou­vait écrire que « l’État a affranchi l’individu des groupes particuliers et locaux qui tendaient à l’absorber, famille, cité, corporation »15. Dans la vision de Zinoviev, l’État se conduit lui-même comme un « groupe particulier ». Loin de dissoudre les liens sociaux, il les imprègne de toutes parts, à telle enseigne qu’ils ne sont plus que des relations de pouvoir.

Curieusement, Zinoviev rejoint ainsi cette idée qu’on pourrait qualifier de cynique et qui s’est répandue en Occident dans les dernières décennies : celle de pouvoirs (ou d’un pouvoir) omniprésents dans les relations sociales. Par des chemins différents, l’une effaçant toute politique, l’autre l’étendant et l’identi­fiant au pouvoir, les deux démarches conduisent à un résultat semblable.

La vision de Zinoviev rappelle également la tradition Slavophile russe qui identifiait, dans sa perspective idéale, l’État et la société (ou le peuple) russes. Chez lui, naturellement, cette fusion s’effectue sous un signe négatif.

Enfin, nous pourrions définir cette pensée comme une résurgence de l’idée d’un « autogouvernement », d’un gouvernement rendu inutile, non pas par l’excellence des mœurs (comme chez Spencer par exemple), ou par un progrès social (comme chez les marxistes), mais par le triomphe sans frein de la société communautaire. Ne faut-il pas voir ici, une fois de plus, un reflet inversé de l’idéologie soviétique officielle qui décrète la dissolution de l’État dans le prolé­tariat ou le peuple ?

Comment Zinoviev parvient-il à concilier cette double conception du pou­voir, horizontale et verticale ? Si le pouvoir est partout, comment peut-on affirmer que la société est composée de gouvernants et de gouvernés ? Si on prétend que dans cette société, la hiérarchie est tout, comment concevoir que sa structure essentielle soit « communautaire » ?

Pour résoudre cette contradiction, Zinoviev revient, une fois de plus, à la « cellule de base », mais cette fois au sein du Parti : « L’organisation (la cel­lule) représente et exprime les intérêts de toute la collectivité ; elle représente également les organes du pouvoir de la société dans cette partie de la société » (CCR, pp. 189-190).

Après avoir développé le thème de l’immanence du pouvoir, Zinoviev intro­duit ici des notions qui appartiennent davantage aux images traditionnelles de l’État : c’est presque le « souverain représentatif » de Hobbes ou de Locke. Mais ce « souverain » représente chez lui des intérêts, de la base comme du sommet, la cellule du Parti faisant le pont entre les deux.

L’État-parti est un régulateur de forces déchaînées, il permet à la société de survivre, car un « pouvoir populaire » sans limite le ferait sombrer. Ainsi, le « stalinisme » est défini comme « un authentique pouvoir populaire » (NEO, p. 8) et les massacres et les purges comme la « manifestation extrême du pou­voir populaire » {CCR, p. 37).

L’État est immergé dans la société, mais cet iceberg comprend une partie émergée, dans les limites exactes qui sont nécessaires à la survie de l’ensemble : « Au micro-niveau des collectivités de base, le parti est l’incarnation du bien. Il est ici {comme d’ailleurs dans tout le pays) l’unique force capable de tempérer la violence des forces communautaires, de défendre les hommes contre eux- mêmes et d’assurer un certain progrès16. » Cet État-parti est un mini Lévia­than, seul recours possible de l’individu menacé par son entourage zoologique, et non ce désorganisateur et agresseur de la société que stigmatise la dissidence soviétique.

Dans une mesure faible, mais réelle, cet État fonctionne comme une déléga­tion de pouvoir de la société {ibid., p. 179). Il « exprime les fonctions de groupes humains importants »17. Cette analyse paradoxale combine la vision marxiste d’un État en tant que représentant d’intérêts et une coloration philoso­phique classique affirmant la représentativité du souverain et l’existence d’un contrat qui le lie à ses sujets. Dès lors Zinoviev ne peut éviter de poser, même implicitement, la question de la légitimité de ce pouvoir.

Légitimité et consensus

Cette question vient chez lui comme à contre-coeur. En effet, si l’on admet comme lui l’idée d’un pouvoir dissout dans la société, le problème de sa légiti­mité ne se pose plus, car il n’est pas localisé et les sujets ne s’en sont pas aliénés. Si Zinoviev évite d’aborder le thème de la légitimité et semble lui dénier toute pertinence, ce n’est pas parce que le pouvoir serait illégitime mais parce que, selon lui, il n’a point besoin d’être légitimé. Dans la construction zinoviévienne, la légitimité est inscrite dans les « cellules » sociales. Immanente et allant de soi, elle n’a nul besoin d’être explicitée.

L’idée que le « peuple » est « consentant » est un thème majeur chez Zino­viev. Ses excursions dans l’histoire du régime ne poursuivent pas d’autre but. Par exemple, la révolution d’Octobre 1917 ne fut pas un putsch, mais une révo­lution sociale, comme l’affirme l’idéologie officielle, l’enthousiasme en moins. Dans son dernier livre, Le héros de notre jeunesse, il développe l’idée, déjà maintes fois exprimée, que Staline fut le dirigeant que les Soviétiques méritaient et que même ses victimes en étaient satisfaites18.

Pour mieux illustrer cette notion d’un consensus général, Zinoviev compare la population soviétique à l’armée : les « caporaux » estiment que la hiérarchie est juste, car elle les place, fût-ce modestement, au-dessus de la troupe. Quant aux « soldats », ils sentent bien que « sans ordre et sans hiérarchie, leur situa­tion serait pire » (CCR, p. 229).

Du côté des « communes », le consensus est encore plus profond. Comme il est difficile d’interpréter une opinion généralement muette, Zinoviev étaye son idée par un nouveau paradoxe :

Ces idées [critiques à l’égard du régime] ont beau être répandues, elles ne se transforment pas en opinion publique, car elles n’ont pas la moindre influence sur la conduite du pouvoir. Plus encore, ces mêmes gens qui critiquaient les dirigeants sont prêts, si besoin est, à les approuver et à les soutenir (ibid., p. 209).

Le consensus est établi ici, d’une part à partir d’une opinion supposée exprimée, alors qu’elle ne peut l’être qu’à titre privé, et d’autre part, à partir d’un pouvoir insensible à cette même opinion. La résultante est cette idée cynique, frisant le non-sens : puisque l’opinion n’a aucune action sur le pouvoir (Staline dirait : combien de divisions ?), le consensus est atteint.

Consensus et esclavage volontaire

Tout naturellement, Zinoviev aboutit à l’idée que les Soviétiques vivent dans un esclavage volontaire. La question : « Pourquoi sommes-nous des esclaves ? » se résout en cette autre question : « Pourquoi préférons-nous être des esclaves ? » (NEO, p. 88). L’avantage de cette condition, outre l’irrespon­sabilité et la sécurité, c’est la possibilité d’asservir les autres (ibid., p. 91).

Nous voici donc en présence d’un étrange « contrat social » qui offre le pouvoir… à ceux qui ont réussi à s’en emparer et une certaine garantie à ceux qui restent au dehors. On l’a vu, cette garantie ne saurait être qualifiée de liberté, pas même en creux comme chez Hobbes : « La liberté des sujets ne réside que dans les choses que le souverain a passées sous silence19. » Quelle est donc cette « garantie » offerte par l’État-parti à ses esclaves ? Citons Zinoviev :

Le communisme satisfait dans une certaine mesure la grande tentation his­torique de l’homme de vivre en troupeau, sans labeur difficile, sans auto­restrictions constantes, sans risque et sans responsabilité personnelle de ses actes, sans complication et avec un minimum de bien-être garanti (NLEF, p. 49).

Pourtant, « la majorité des gens n’ont pas le sentiment d’être asservis » (CCR, p. 158). Les avantages décrits font-ils du citoyen soviétique un hybride de détenu et de clochard ? Zinoviev s’inscrit en faux contre l’image d’une URSS transformée en un gigantesque camp de concentration : « La société communiste est le produit de l’activité vitale naturelle, intérieure de l’homme » (ibid., pp. 156-157). Ce contrat d’esclavage procède donc d’un choix délibéré. Sans aller jusqu’à l’idée de « contrat », Zinoviev emploie d’ailleurs le terme d’« arrangement » (d’ordre commercial) : « L’esclavage ainsi consenti est le fruit d’un arrangement entre les millions de citoyens et une nécessité historique20. »

Cette vision a le mérite d’être cohérente. Mais Zinoviev complique les choses et prétend, dans certains de ses écrits, que cet asservissement n’en est pas un, puisque la société communiste est également dotée de libertés. Citons-le :

… L’individu ordinaire n’est pas libre en vertu de certaines conditions objectives de son existence et en même temps, il dispose de toute les formes de liberté qui lui sont nécessaires pour pouvoir vivre dans ces conditions et qui rendent l’existence à peu près supportable (SI, p. 71).

Or les exemples cités par Zinoviev ne sont presque jamais des exemples de liberté :

La journée de travail est réglementée à l’échelle de la société (…). Il en est de même pour la plus grande part du salaire, les congés, un certain minimum assuré dans le domaine du logement (…). Il existe une possibilité de changer son emploi (…). Il est possible d’entrer en conflit avec ses chefs sans trop de risque. Le licenciement n’est pas chose très facile. Si l’individu en question n’est ni un malfaiteur évident, ni un dissident, il sera défendu par sa collectivité et par diverses organisations (SI, pp. 70-71).

Le choix du travail mis à part, ces pseudo-libertés ne sont que des garanties d’un minimun vital et d’une protection minimale : rien qui s’apparente, de près ou de loin, à des « libertés ».

Zinoviev oppose ces ersatz de liberté aux droits de l’homme qui ne sont, à ses yeux, rien moins que naturels. Les « libertés civiques », comme il l’écrit, sont un produit de civilisation quelque peu luxueux, dont le citoyen soviétique ordinaire n’a que faire : « L’écrasante majorité de la population des pays communistes n’a guère besoin de ces libertés de par son mode d’exister, et c’est pourquoi elles leur sont refusées21. »

On voit comment l’auteur glisse de l’idée d’un contrat d’esclavage, fictif mais cohérent sur le plan rationnel, à celle d’un « contrat social » plus proche de la pensée occidentale, puisque le citoyen ne renonce pas à des libertés fonda­mentales. Dans ses derniers articles, Zinoviev va encore plus loin et établit des équivalences entre l’Europe occidentale et l’URSS du point de vue même des libertés : « Le refus volontaire des citoyens occidentaux de porter un jugement libre peut se comparer au refus volontaire des citoyens soviétiques d’être libres sous d’autres rapports » (NLEF, p. 41). Les « libertés au sens occidental » sont mises sur un même plan que les « libertés au sens des sociétés communistes » (ibid., p. 42).

Ainsi, l’évacuation des concepts de politique et de droit conduisent Zinoviev à offrir une caricature de philosophie politique adaptée à un monde décrit comme totalitaire, mais non présenté comme tel. Dans ce jeu paradoxal, la liberté, condition nécessaire au contrat, a disparu : « Être libre [à l’Est comme à l’Ouest] représente soit le résultat d’un effort, soit un privilège, soit un coup de chance » (ibid., p. 131).

L’édifice zinoviénien repose sur une double base : celle de la normalité et celle de la volonté. La normalité sociale, nous venons de la décrire, c’est celle que l’auteur entend découvrir derrière un État d’aspect monstrueux, rejoignant ainsi, par une démarche inverse, ceux qui, « réalistes » ou « cyniques », dans la pensée occidentale, découvrent le monstrueux (la force, le pouvoir pur) derrière l’État de droit.

La volonté, chez Zinoviev, c’est d’abord celle du choix initial de l’entrée en esclavage. C’est aussi une volonté permanente.

Comment définir une telle pensée ? Les visions contradictoires sur les­quelles nous avons sans cesse buté nous font entrevoir un axe double. D’une part, Zinoviev renoue avec la tradition russe de l’école historique « étatiste » qui voyait dans l’État russe le moteur du progrès et la seule structure qui émer­geait du chaos originel. Zinoviev continue à appliquer, à sa façon, cette image à l’État soviétique.

Mais, doublant cette pensée « autoritaire », nous trouvons une structure mentale totalitaire, une sorte de léninisme inversé, confondant société et État en un tout indifférencié et légitimé par lui-même. Les contradictions que nous avons relevées (double pouvoir, contrat social et esclavage) s’expliquent par cette double vision.

Le dédoublement et les rôles

Les questions posées par Zinoviev convergent toutes vers un thème central qui est le rapport entre l’individu et la collectivité. La société communiste est, selon lui, le règne du communautaire et réalise le principe selon lequel le col­lectif prime l’individu. Le domaine privé est matériellement absorbé. Mais l’extension du collectif va encore plus loin ; expliquant que, naturellement, l’homme est capable de tout, Zinoviev écrit : « Ce que l’on perçoit comme venant de l’homme lui-même n’est en fait que la réflexion des restrictions sociales dans la conscience et dans la conduite des individus22. »

Certes, cette phrase pourrait être lue comme une banalité sur la seconde nature (sociale) de l’homme. Mais nous croyons qu’elle signifie davantage : pour Zinoviev, l’individu n’est pas seulement écrasé, il est annihilé. L’idée de l’individu comme « reflet » (mot clé dans l’idéologie léniniste) est fonda­mentale chez Zinoviev : l’homme n’y est que le « reflet » de ses semblables. Un texte récent confirme cette interprétation. Zinoviev y évoque des « doubles imaginaires » que l’entourage de l’individu crée à sa place et ajoute ceci :

De fait, les gens ont affaire dans leurs relations mutuelles non pas à des per­sonnes réelles — il n ’en existe pas ! — mais à leurs doubles socialement signifi­catifs (…). C’est pourquoi il arrive que nos frères connaissent presque mieux que nous nos pensées et nos desseins secrets et qu’ils voient littéralement à tra­vers nous23.

L’individu est « doté potentiellement de tous les traits psychologiques possibles » CNLEFp. 96) et ce sont les « circonstances objectives » qui le poussent plutôt vers un « rôle » que vers un autre. L’individu, comme nous l’avons déjà noté, est projeté dans un état fantomatique et originel de potentia­lité non réalisée. Seul existe son rôle social.

A l’autre bout de la chaîne, la collectivité, ou la société, s’investit de traits individuels. Avant tout, la confusion entre le public et le privé y est totale, ce qui, bien sûr, est un idéal de la doctrine totalitaire. Mais au lieu d’être un monstre terrifiant et anonyme, le pouvoir est décrit comme proche de ses sujets, « éminemment démocratique dans son fondement même, ce qui se traduit dans les rapports personnels entre dirigeants et subordonnés » (CCR, p. 180). Remarque intéressante : pour que des liens personnels soient en même temps des liens politiques (comme par exemple dans les relations féodales), il faudrait qu’ils soient fondés sur le droit. Ici, ils doublent un pouvoir illimité dans son principe. De la même façon, Zinoviev écrit que la « direction collégiale » « légalise » l’action du pouvoir (ibid., p. 256), qu’elle en limite l’arbitraire. Là encore l’observation ne manque pas de vérité si l’on reconsidère l’histoire du PCUS depuis la mort de Staline (et même de son vivant) ; mais elle introduit une idée de « droit public » dans ce qui n’est qu’une complicité.

A la limite, c’est la totalité communiste qui devient l’unique individu, agis­sant selon des « directives »24, dont le contenu importe peu, mais dont le rôle est d’orienter cette volonté massive vers l’action. La menace communiste dans le monde est décrite comme une force diabolique à l’œuvre, quelque chose comme un cancer, plus normal que le corps sain, doté d’intelligence et de volonté.

L’identification entre l’individuel et le collectif n’est pas nouvelle en URSS. Aux débuts du régime notamment, elle était de règle : le Parti engageait totale­ment l’individu et se dotait de ses traits ; l’individu devenait un rôle social désincarné. Un idéologue des années 1920 pouvait écrire ainsi, sans aucun humour volontaire, que le prolétariat ne saurait admettre « la grossière immixion » de la sexualité « dans ses relations intimes de classe »25.

Le résultat de cette identification est une curieuse galerie de portraits qui n’appartient qu’à Zinoviev et qui ne représente ni des types sociaux (paysans, etc.), ni des types humains (l’avare…), mais des « lois de la société » personnifiées. L’on trouve ainsi, dans Les hauteurs béantes, le Bavard, le Pen­seur, Double-jeu, le Calomniateur, le Prétendant, le Barbouilleur, etc. L’auteur s’en explique d’ailleurs : « Je décidai de faire des lois de l’existence des personnages actifs, de montrer les sentiments qu’ils éprouvent dans notre société… »

A première vue, il s’agirait donc de personnifier des abstractions sociologi­ques, ce qui s’apparenterait à une allégorie. En fait, l’auteur nous livre la clé de sa démarche dans le passage que voici :

Mon idée est que, dans une collectivité humaine suffisamment grande, toutes les qualités et tous les défauts que Гоп juge inhérents à l’homme sont personnifiés sous l’aspect de fonctions, de personnes ou de groupes de per­sonnes qui les remplissent comme s’il s’agissait de fonctions appartenant à une espèce de gigantesque super-personne » (CCR, p. 79).

C’est l’inverse d’une allégorie. Ce que Zinoviev prend pour des abstrac­tions, qualités et défauts, ce sont autant de traits individuels. Ce qu’il croit être des « personnifications » (les « fonctions ») sont ces mêmes traits étendus à l’ensemble de la société. Sa vision du social paraît incapable de concevoir des abstractions et procède seulement par généralisation de traits concrets, ce qui est loin d’être la même chose.

On comprend mieux, dès lors, pourquoi le cauchemar social de Zinoviev est fait de répétition et d’uniformité. Comme on le sait, son monde est extraordi­nairement répétitif et ses personnages se multiplient à l’infini, telles des sil­houettes de papier découpé. C’est par la répétition que Zinoviev accède non pas à l’abstraction, mais à la perception de l’ensemble de la société, comme si la superposition d’images identiques finissait par créer une illusion d’épaisseur. On peut certes soutenir que cette uniformité est à l’image du monde soviétique, mais à condition de se rappeler que tout uniforme est une création artificielle, chargée de singulariser une catégorie. Le naturel, lui, ignore l’uniforme et celui- ci relève plutôt de l’univers mental totalitaire que de l’« état de nature ».

L’identification entre l’individuel et le collectif fait de la société zinovié- vienne une seule et grande famille, et maintes expressions employées par l’auteur confortent cette comparaison. Comme la famille, cette société ignore l’indépendance et la liberté de l’individu ; elle forme, pour citer Hegel (qui l’écrit à propos de la famille), un « tout éthique » mu par l’instinct naturel26. Mais chez Zinoviev, cette éthique devient négative, l’amour familial se change en haine et en envie, la vision enfantine en un cauchemar.

Les limites de cette analyse ne permettent pas de conclure sur une pensée qui, du reste, est sans doute destinée à évoluer. Si nous en avons relevé les contradictions, voire les étrangetés, c’est que, nous semble-t-il, elles font éclater au grand jour certaines structures mentales très révélatrices du monde soviétique.

Pour l’essentiel, cette pensée ne cesse de mêler des archaïsmes à la moder­nité, de concevoir le moderne en termes archaïques ou, à l’inverse, pour reprendre les analyses de Louis Dumont sur les phénomènes totalitaires27, d’exprimer une aspiration à un monde archaïque à partir de prémisses modernes. Ainsi en est-il, croyons-nous, de ce jeu de cache-cache avec les concepts politiques, de cet État qui tantôt s’identifie avec la société et tantôt s’en détache, de cette société qui oscille entre l’entité organique et la somme mécanique, entre la communauté primitive et l’appareil surdéveloppé, de la contradiction entre le naturel et le social, de l’image d’un progrès pensé en termes d’immobilisme, des rapports ambigus entre l’individu et la collectivité.

Les références aux penseurs occidentaux que nous nous sommes permises n’avaient pour objet ni de réfuter Zinoviev, ni de le situer dans leur lignée, mais de nous aider à disséquer des formes de pensée qui leur sont radicalement hété­rogènes et qui ne peuvent se comprendre que dans le contexte russe et sovié­tique.

Les ingrédients russes, en effet (héritage Slavophile, tradition autocratique, faiblesse de la pensée politique, « scientisme éthique », etc.), se mêlent, chez Zinoviev, à des formes de pensée totalitaires (léninistes) dont, en s’en démar­quant, il reproduit des structures profondes. Se révoltant contre le « soviétisme », Zinoviev n’en franchit, et refuse lui-même de franchir, les limites au-delà desquelles il cesserait d’en être partie prenante.

Cette rébellion morale, qui est au point de départ de son œuvre, interdit évi­demment d’y voir une apologie du totalitarisme. Mais cette vision « de l’intérieur » ne doit pas être prise davantage pour une théorie des réalités sovié­tiques ou du communisme. Bien plutôt, elle constitue une extraordinaire intro­duction à l’univers mental qui a présidé à l’instauration du régime communiste, qui l’accompagne dans son histoire et qui, comme le montre l’œuvre même d’Alexandre Zinoviev, déborde le cadre strict de son idéologie officielle.

Wladimir Berelowitch
CNRS

NOTES

1.    Alexandre Zinoviev, Le communisme comme réalité, Paris-Lausanne, Julliard-L’Age d’homme, 1981, p. 26 (cité infra, CCR).

2.    A. Zinoviev, Nous et l’Occident, Lausanne, L’Age d’homme, 1981, p. 111 (cité infra, NEO).

3.    Nous nous appuierons sur l’ensemble des écrits théoriques de Zinoviev, Le communisme comme réalité, op. cit., et ses recueils d’articles : Sans illusions, Lausanne, L’Age d’homme, 1979 (cité infra, SI) ; Nous et l’Occident, op. cit. ; Ni liberté, ni égalité, ni fraternité, Lausanne, L’Age d’homme, 1983 (cité infra, NLEF). Mais l’œuvre de Zinoviev forme évidemment un tout, et il nous arrivera de citer ses œuvres plus « littéraires ». Cet article a été écrit en automne 1984. Les interviews et écrits récents d’Alexandre Zinoviev confirment, nous semble-t-il, ses idées-forces en les accusant à l’extrême.

4.     Les hauteurs béantes, Lausanne, L’Age d’homme, 1977, pp. 32-33 et pp. 42-45.

5.     CCR, p. 69 (souligné par nous).

6.    A ce sujet, voir Alain Besançon, Les origines intellectuelles du léninisme, Paris, Calmann- Lévy, 1977.

7.     Herbert Spencer, Essays, Londres, 1868, vol. l,pp. 391-392.

8.    Notes d’un veilleur de nuit, Lausanne, L’Age d’homme, 1979 ; SI, pp. 134-135 ; et CCR, pp. 166-171.

9.     Par exemple, NEO, p. 57.

10.    Par exemple, CCR, pp. 73-74.

11.    Par exemple Fénelon, « Essai philosophique sur le gouvernement civil », dans Œuvres, tome VI, Paris, Louis Vivès, 1954, p. 54.

12.    Hegel, La raison dans l’histoire, Kostas Papaioannou éd., Paris, Coll. 10-18, p. 142.

13.    CCR, p. 69 (souligné par nous).

14.    CCR, p. 174 (souligné par nous).

15.    Émile Durkheim, Textes, 3, Paris, Éditions de Minuit, 1975, p. 171.

16.    CCR, p. 186 (souligné par nous).

17.    Ibid., p. 237 (souligné par nous).

18.    Publié en russe (NaSej junosti polet), cf. p. 29. Trad. frse, Le héros de notre jeunesse, Lausanne, L’Age de l’homme, 1984.

19.    Thomas Hobbes, Léviathan, Paris, Édition Sirey, 1971, p. 224.

20.     NLEF, p. 49. Le mot russe est sdelka.

21.     SI, p. 71 (souligné par nous).

22.     CCR, p. 77 (souligné par nous).

23.     NLEF, pp. 100-101 (souligné par nous).

24.     CCR, pp. 261-264. Le terme russe ustanovka signifie, chez Zinoviev, davantage qu’une directive. C’est une sorte de « finalité sans fin », un engagement impératif et total, mais vide et changeant.

25.     A. B. Zalkind, Revoljucija i molodez’ (La révolution et la jeunesse), Moscou, 1924, p. 76.

26.     Hegel, op. cit., pp. 143-145.

27.     Cf. son étude sur « La maladie totalitaire », dans Essais sur l’individualisme, Paris, Édi­tions du Seuil, 1983, pp. 132-164.