Alexandre Zinoviev, Jean-Jacques Lafaye: URSS – le meilleur des mondes? (1984)

Entretien avec Alexandre Zinoviev[1]

Cet entretien a été conduit par Jean-Jacques Lafaye[2]

 

Jean-Jacques LafayeAlexandre Zinoviev, est-il concevable d’imaginer un autre régime pour l’Union soviétique? Per­sonnellement, avez-vous l’espoir d’y retourner un jour?

Alexandre Zinoviev — Il n’y aura pas. dans un avenir proche, d’autre régime en Russie. D’ailleurs, je n’en voudrais pas d’autre. La Révolution russe a constitué un grand progrès dans l’histoire de ce pays; elle a amélioré la vie des grandes masses de la population. Dans la Russie actuelle, tout autre régime serait pire. Celui qui existe représente la meilleure possibilité historique. Naturellement, il pourrait s’amender encore, mais au prix d’une longue lutte. Si l’on me proposait aujourd’hui la direction de l’État soviétique en me promettant tous les sou­tiens pour mon action réformatrice, je déclinerais cette offre. Par esprit scientifique et par honnêteté, je sais que je serais moins bien que Tchernenko et que je ne pourrais qu’accroître le chaos! Bien entendu, sérieusement, on ne me permettra jamais de retourner en Russie: les autorités soviétiques savent que «seule la tombe peut guérir un bossu».

J.-J. L.On se plaît à considérer, dans les pays occidentaux, que le Kremlin est peuplé de «colombes» et de «faucons»: qu’en est-il vraiment?

A.Z. — Le Kremlin est peuple d’hommes, et non d’oiseaux. Ils n’ont rien qui les apparente à des colombes. Ni à des faucons d’ailleurs. Ce sont des fonctionnaires du Parti et de L’État dans toute leur grisaille, et rien de plus. Les «colombes» et les «faucons» sont une stupide invention, typique de le presse occidentale. En outre, les colombes sont des animaux désagréables, sales, grincheux, méchants. Extraordinairement idiots. Personnellement, j’éprouve davantage de sympathie à l’égard des faucons, si toutefois nous parlons bien d’oiseaux et non de politiciens.

J.-J. L.Est-il légitime de redouter une certaine irrationalité dans la décision militaire soviétique ?

A.Z. — Les dirigeants ne sont pas aussi bêtes qu’ils en ont l’air. D’abord, il n’est pus facile de déclencher une guerre nucléaire. Ensuite, il est plus facile de l’éviter. La Direction soviétique est très complexe et son système de décision l’est encore plus. En vérité, une décision déraisonnable est impossi­ble. L’URSS, par exemple, ne décidera jamais d’envahir l’Eu­rope occidentale tant qu’elle ne sera pas sûre et certaine du succès de l’invasion. L’Union soviétique n’est pas assez forte pour conquérir le monde entier, et n’en sera jamais capable. Quand bien même elle réussirait à envahir l’Europe, elle ne pourrait pas la contrôler longtemps. Disons, pour simplifier, que les Soviétique utilisent leur puissance militaire pour influencer l’Ouest, obtenir ce qu’ils en attendent et naturelle­ment aussi, pour se défendre. A Moscou, les dirigeants agissent selon une conception historique des réalités; ils sont certains que, dans de nombreuses années peut-être, la bataille entre les deux systèmes sera inévitable.

J.-J. L.Partages-vous cette certitude?

A.Z. — Le monde est en proie à des problèmes que seule la guerre pourra résoudre. En outre, la guerre est un phénomène de masse qui ne dépend pas de la volonté ou des désirs individuels. Même Napoléon, meme Hitler, n’étaient que des marionnettes animées par les lois régissant les phénomènes de masse. Les dirigeants soviétiques croient à la guerre, et ils sont certains que le système communiste l’emportera, que le capita­lisme est historiquement voué à la mort. Mais ils sont patients; ils ne ressentent pas le besoin de se dépécher.

J.-J. L. — On entend souvent dire, dans les pays occidentaux, que l’Union soviétique serait un colosse aux pieds d’argile, un empire miné par le réveil de ses minorités…

A.Z. — Encore un exemple caractéristique de la bêtise des «spécialistes»! Il est toujours facile d’illustrer des préjugés. Mais allez en Union soviétique et vous verrez que la situation des minorités y est la meilleure qui soit. Ces minorités n’aban­donneront jamais les avantages du système soviétique. Il y a, certes, quelques exceptions; par exemple dans les républiques de la Baltique, mais elles sont limitées. Il en va de même pour le mouvement religieux. Vous savez que Soljénitsyne a fait don de sommes importantes pour encourager le progrès de ce mouvement en Union soviétique. Mais l’église orthodoxe russe, comme la mosquée islamique, est une institution soviétique: les prêtres russes sont des officiers soviétiques. La religion reste contrôlée d’une façon ou d’une autre par l’État et le Parti: elle ne peut compter sur aucune perspective sérieuse en URSS et n’existe que dans la mesure où elle aide le régime à mener les affaires du pays, un point c’est tout.

J.-J. L. Que pensez-vous des difficultés rencontrées par les Soviétiques en Afghanistan ?

A.Z. — Du point de vue militaire, cela n’a aucune impor­tance. Cette situation peut s’éterniser jusqu’à la prochaine guerre mondiale! Ce qu’il convient de noter, c’est que l’Union soviétique aurait pu infiniment mieux exploiter la situation. Ce qui prouve bien qu’il est dans la nature du système d’avoir une Direction incapable d’utiliser vraiment un avantage historique. Ce système fonctionne de la manière suivante: les dirigeants décident d’engager une action très forte, de réaliser un coup important mais, en même temps, ils s’en défendent. C’est ainsi qu’ils ont perdu une grande occasion à la fin des années 70. J’ajoute que, le plus souvent, le mode de pensée soviétique consiste à tirer les conclusions d’une situation a posteriori. On m’a souvent posé des questions sur les intentions soviétiques en Afghanistan, les buts poursuivis, etc. Je répondais invariablement: tout ce que vous voudrez! Un tant qu’homme connaissant te système, je peux vous dire que l’Union soviéti­que a envahi ce pays et qu’alors seulement ses dirigeants ont cherché de quelle manière ils pourraient tirer profit de la situation. Mais le mode de pensée occidental est trop métaphy­sique, trop peu flexible pour comprendre cela.

J.-J. L. Que dire du «complexe d’encerclement» soviétique si souvent mis en avant? Les pays occidentaux souhai­tent-ils réellement envahir l’Union soviétique un jour ou l’autre?

A.Z. — Qui le sait? Vous pouvez toujours assurer l’Union soviétique de vos intentions pacifiques, le peuple, lui, vous répondra: «Mais voyez l’invasion occidentale après la Révolu­tion, l’invasion allemande plus tard… Notre pays ne s’est jamais comporté en agresseur pendant la dernière guerre contre l’Allemagne!» Ce n’est pas ma position, j’essaie seulement de vous faire comprendre celle du peuple soviétique. Ce qui est essentiel, voyez-vous, c’est que le problème de la guerre et de l’arme nucléaire est maintenant devenu un véritable problème idéologique. Peu importe que le risque d’invasion soit fondé ou non. L’intention supposée, la crainte ressentie comptent plus que les vraies intentions.

J.-J. L. — Une crainte taraude particulièrement l’Occident: c’est l’inconnue des nouvelles générations soviétiques, qui n’ont pas connu directement la guerre. Qu’en dites-vous ?

A.Z. — C’est une question très intéressante, qui permet à nouveau de marquer une forte différence entre l’Union soviéti­que et les pays occidentaux. Les jeunes Occidentaux ne savent pas ce que la guerre veut vraiment dire, et c’est pourquoi ils s’engagent dans les mouvements pacifistes et refusent de faire leur service militaire. Les jeunes Soviétiques, au contraire, ont une excellente information sur la guerre, et c’est pourquoi la majorité d’entre eux soutiennent la politique du Kremlin. A quelques exceptions près, ils ne participeraient jamais à des manifestations comme celles que l’on voit à l’Ouest. Pour les jeunes Occidentaux, ce problème de la guerre n’en est pas vraiment un, c’est plutôt une sorte d’amusement. Pour les jeunes Soviétiques, c’est un véritable problème, et ils savent que les manifestations et les discussions ne servent à rien. Ils ne voient qu’une seule possibilité pour éviter à leur pays de connaître à nouveau la guerre: être forts. Voilà pourquoi tous les jeunes Soviétiques sont soldats, caporaux ou officiers.

J.-J. L. — Certains spécialistes occidentaux prétendent qu’en accroissant te volume et la qualité de nos échanges avec l’URSS, nota finirons par communiquer aux Soviétiques le goût de la paix et de la prospérité…

A.Z. — Si vous dites vrai, alors vos spécialistes sont vraiment ridicules. Pensez au jeu d’échecs. II y a mille façons d’envisager la partie, et deux joueurs peuvent même modifier leur tactique à plusieurs reprises. Que diriez-vous d’un joueur qui suivrait toujours la même tactique, qui bougerait toujours ses pièces de la même façon? Il y a bien d’autres schémas et d’autres variantes possibles! D’autant que les règles du jeu ne sont pas partout les mêmes.

J.-J. L. — Mais les échanges commerciaux, par nature, sont-ils à même de faire changer quelque chose dans le système soviétique?

A.Z. — Franchement, cela dépend. Il est peut-être bon en ce moment pour l’Ouest de développer son commerce avec l’Est. Demain, je l’ignore. Votre question me fait penser à la thèse d’un célèbre écrivain russe qui prétendait que nous ne devrions pas vivre sur la base du mensonge, mais dans la vérité, et ne jamais mentir. Cela dit, est-il possible de vivre en étant «tou­jours vrai»? C’est absolument impossible. Aussi y a-t-il deux approches possibles. L’une consiste à se demander: que doit-on faire? Mais cette approche n’est pas réaliste. L’autre, celle que j’adopte, revient a poser la question suivante: tout d’abord, est-il possible pour l’Ouest de mettre en œuvre des sanctions économiques contre l’URSS? L’Ouest peut-il tenir une ligne de conduite stable et la suivre coûte que coûte? Non, il en est incapable. Si une firme refuse de vendre un produit, une autre se présentera; si un pays refuse, un autre pays acceptera… Au bout du raisonnement, cette autre interrogation: peut-on développer indéfiniment les relations commerciales avec l’URSS? Là encore, impossibilité. Prenons un exemple concret. De nombreuses autorités occidentales sont persuadées qu’en cessant de vendre des ordinateurs à l’Est, on affaiblira l’armée soviétique. Mais je vous assure que cette vision n’est pas réaliste. L’Ouest a déjà fourni énormément d’ordinateurs à l’Union soviétique, et même s’ils ne sont pas les plus sophistiqués, ils suffisent largement aux besoins de l’ar­mée. Par ailleurs, l’Union soviétique est en mesure désormais d’en produire elle-même. Ils sont moins bons que ceux des Occidentaux, mais ils suffisent à assurer la défense du pays! Vous le voyez, il n’y a pas de réponse tranchée possible.

J.-J. L. — La détermination affichée par les Occidentaux pour le déploiement des euromissiles n’accroît-elle pas, finale­ment, les chances de coexistence ?

A.Z. — C’est un bon moyen, en effet. Mais cette opération est surtout importante pour l’Ouest lui-même, pour sa propre conscience. Il est stupide de vouloir séparer la population soviétique de ses dirigeants. Vis-à-vis de cette question, ils sont unanimes. C’est évident, les nouvelles fusées américaines implantées en Europe «touchent» l’Union soviétique dans la mesure où celle-ci devra accroître ses dépenses militaires, aug­menter la discipline du travail et renforcer la répression exercée contre les dissidents; mais du point de vue militaire, cette nouvelle installation ne signifie rien. Son impact n’est que psychologique. Pour la première fois, en effet, l’Ouest a décidé de résister à une invasion potentielle de l’URSS, et en tire de la fierté. De la même façon, vous avez vu l’Angleterre se réveiller pour défendre une petite ile. Comme au moment de l’invasion de La Grenade, il s’est agi avant tout de victoires psychologi­ques. Militairement, elles ne signifiaient absolument rien. Vous notez la disproportion entre les faits et l’effet. J’irais même plus loin en évoquant Cuba, qui coûte si cher à l’URSS, mais qui ne compte pas militairement. Si j’étais un dirigeant soviétique, je me retirerais immédiatement de cette ile: je la céderais aux Américains et je demanderais de nouveaux ordinateurs en échange! De toute façon, en cas de guerre, Cuba serait détruite en quelques minutes. L’affaire des euromissiles, comme la place accordée à Cuba, démontre le poids des facteurs psychologi­ques et idéologiques dans les rapports entre États.

J.-J. L. — L’action psychologique pourrait-elle cependant suffire à renverser le cours de l’Histoire?

A.Z. — Certes non. Mais l’Ouest sous-estime l’aspect psycho­logique et idéologique du processus historique. Les Soviétiques, eux, le comprennent parfaitement. Non parce qu’ils sont plus intelligents, mais parce que c’est leur intérêt. Aujourd’hui, l’Histoire travaille en leur faveur. Je crois que c’est vraiment la chose la plus importante, celle qu’il faut bien comprendre. Mais voyez les sociologues, les politologues et les soviétologues occidentaux: ils rejettent les lois objectives de l’Histoire!

J.-J. L. — Quelles sont, selon vous, les caractéristiques des soviétologues occidentaux?

A.Z. — L’arrogance, un esprit superficiel, l’amour de la sen­sation, la tendance à juger a priori, l’application à la société soviétique de concepts et de critères qui lui sont étrangers, la flagornerie devant l’opinion publique, la presse, les politiciens et les autorités, l’absence de souplesse de pensée. En outre, il y a trop de soviétologues, ce qui conduit inévitablement au règne de la médiocrité, de la vanité et de la cupidité. Bref, dans l’ensemble, le niveau intellectuel des soviétologues occidentaux ne dépasse pas celui des spécialistes soviétiques.

J.-J. L.Le gouvernement français compte des socialistes et des communistes. Cette union constitue-t-elle un pas vers le socialisme, ou ne s’agit-il que d’un «mélange à l’occi­dentale», une tentation jamais consommée?

A.Z. — Cette question est extrêmement importante. Peut-être est-ce même la plus importante du point de vue politique, si l’on veut comprendre la situation actuelle du monde. Selon moi, la différence entre les socialistes et les communistes occidentaux ne tient qu’aux moyens utilisés et non au but poursuivi. Les communistes occidentaux veulent souvent passer par la révolution, tandis que les socialistes veulent aller pas à pas, progressivement, mais ils tendent vers le même but.

J.-J. L.Mais les socialistes, en France et partout en Europe, s’affichent comme des ennemis du communisme soviétique!

A.Z. — La Chine aussi est l’ennemie de l’Union soviétique, et pourtant sa structure sociale est une structure socialiste. Le socialisme occidental est la version occidentale du commu­nisme. Le résultat sera le même. Que sont les conditions de base du communisme? La socialisation des usines, des moyens de production; le contrôle de l’État sur tout. Regardez la Suède, le Danemark: on peut être un royaume et en même temps se diriger vers le communisme. Cette tendance vers le communisme est très forte en Europe occidentale, indépendam­ment des partis communistes eux-mêmes.

J.-J. L.Mais les conditions de vie occidentales ne peuvent-elles pas constituer un contre-modèle et un frein au développement du communisme?

A.Z. — Les conditions de vie y sont meilleures, c’est indénia­ble. Si le système communiste l’emporte ici, ce sera plus doux, bien sûr, qu’en Union soviètiaue. Si l’on compare ce qu’étaient le féodalisme européen et le féodalisme russe, nul doute que la situation était plus satisfaisante ici qu’en Russie. Mais, dans les principes, le système social sera le même: les lois du commu­nisme sont les mêmes partout, que ce soit en Chine, au Cambodge, en Arménie, en Géorgie ou en Pologne…

J.-J. L.Pensez-vous néanmoins que nous virons, ici, en démocratie?                                                       ‘

A.Z. — Ces notions de démocratie, de régime libéral, ont perdu leur sens. Je ne considère pas le système occidental comme une forme de démocratie. Il s’y trouve, certes, quelques éléments de démocratie; mais, en réalité, le système social actuel de l’Ouest est un compromis entre plusieurs systèmes sociaux différents: plutôt qu’un vrai pluralisme, c’est un mélange. Par ailleurs, c’est la démocratie sans limites. Com­ment pourrions-nous considérer comme une démocratie un système dans lequel il est impossible de punir un homme qui a tué quelqu’un? Parfois même, un meurtrier se contente de faire quelques années de prison puis il est relâché! Aussi les diri­geants occidentaux sont-ils incapables de contrôler leur propre système.

J.-J. L.Im démocratie peut-elle, selon vous, se reconnaître quelques mérites?

A.Z. — La démocratie occidentale est dotée de certaines vertus, mais elle n’a aucun mérite.

J.-J. L.Comment jugez-vous le phénomène terroriste qui laisse les pays occidentaux le plus souvent désarmés? Est-il concevable en Union soviétique?

A.Z. — Le terrorisme en Occident est l’un des indices les plus caractéristiques de l’absence de démocratie. La démocratie est la prédominance de la majorité. Mais si la majorité ne possède aucun contrôle sur la minorité, alors ce n’est plus la démocra­tie, c’est l’anarchie et le chaos. Cependant, le terrorisme n’est pas un phénomène homogène. Aux actions des groupes venus de l’extérieur s’ajoute un terrorisme politique radicalement différent. Par exemple, le prétendu «mouvement de la paix» exerce une forme de terrorisme. Il compromet l’ordre public et fait pression sur l’opinion. Que peut-on faire contre ses adep­tes? Je ne le sais pas. Pourquoi, selon vous, tant de groupes el de mouvements revediquent-ils toujours plus de démocratie pour eux? Allez en RFA et demandez la peine de mort pour les criminels: vous serez traité de fasciste! Bien entendu, de tels phénomènes de terrorisme sont impossibles en Union soviétique. Non pas à cause de lu répression qui y sévit, mais à cause peuple lui-même qui, dans son immense majorité, aiderait les autorités à se débarrasser du terrorisme (s’il existait) et à protéger le pays de telles folies.

J.-J. L.Dans quelle mesure le pacifisme allemand est-il manipulé par Moscou ?

A.Z. — Certes, l’Union soviétique exerce une forte influence sur l’Allemagne de l’Ouest. Mais le pacifisme allemand possède des racines plus profondes, historiques, relevant, d’une part, de la situation du pays au sein des États occidentaux et, d’autre part, de sa situation intérieure. L’idée d’un instinct auto-destructeur est absurde. Les Allemands sont des gens très prati­ques. Ils préféreraient détruire les autres, mais on les en empêche. Ils ont à jamais perdu la possibilité d’être une race dominatrice. De là vient ce chaos moral et idéologique, et toutes sortes d’autres perversions.

J.-J. L.Comment expliquez-vous ce goût occidental qui consiste à renvoyer dos-à-dos régimes dictatoriaux «de droite» et système communiste, sans autre distinction ?

A.Z. — Je l’explique par une incompréhension de ce qu’est la société soviétique, par l’absence d’une formation appropriée, par l’absence de souplesse d’esprit (je vous l’ai déjà dit), par la pression de la mode, par des considérations intéressées, par la vanité. Mais surtout, bien entendu, par le désir de ne pas trop travailler et par peur de prendre des risques, fussent-ils intellec­tuels. Je peux vous donner un exemple encore plus clair de cette incompréhension occidentale du système soviétique: il y a des animaux qui vivent prés de l’eau, des rivières, des lacs, et qui en ont besoin; et puis il y a des animaux qui vivent dans le désert et qui peuvent se passer d’eau. Du point de vue du crocodile, le chameau est logiquement impossible, alors qu’il existe bel et bien. Simplement, ils existent dans des conditions différentes. Si nous comparons les systèmes soviétique et occi­dentaux, la différence est plus profonde encore, bien plus profonde.

J.-J. L. Les événements de Pologne signifient-ils que quelque chose peut évoluer depuis l’intérieur du système commu­niste?

A.Z. — Certaines petites modifications sont possibles, mais rien ne changera quant aux principes: ce système est intrans­formable, il est stable. De plus, le mouvement polonais est contradictoire. Le peuple polonais veut conserver des condi­tions de travail socialistes et, dans le même temps, il réclame un niveau de vie occidental. Il ne veut pas travailler davantage, mais il veut obtenir beaucoup plus! N’oublions pas que le système socialiste est très tentant: il représente une forme de libération, et les conditions de vie qu’il procure sont bien plus faciles qu’ici, à l’Ouest. Placés entre l’Union soviétique et les pays occidentaux, les Polonais voudraient profiter de cette position extraordinaire. Mais les Soviétiques ne les laisseront jamais faire.

J.-J. L. — C’est pourtant la première fois qu’on assiste à un mouvement d’une telle ampleur, et directement soutenu par la hiérarchie religieuse ?

A.Z. — Le mouvement religieux polonais est seulement une forme historique du mouvement politique. C’est purement superficiel. A notre époque, il est impossible d’être, sincère­ment, un profond croyant, c’est impossible. C’est l’habit d’une résistance politique, et c’est l’exception polonaise. Dans d’au­tres pays, les mouvements d’opposition prennent une autre forme. En Union soviétique un tel mouvement est absolument impensable. Solidarité est inimaginable en URSS.

J.-J. L. En parlant comme vous le faites, ne risquez-vous pas de désarmer beaucoup d’esprits et d’âmes chrétiennes qui veulent combattre le communisme?

A.Z. — Si je ne me trompe pas, peu de Polonais sont prêts à se battre contre le communisme en tant que système social. Je le répète, ils veulent l’impossible: les avantages du commu­nisme sans ses inconvénients, qui ne sont que l’envers de la médaille. Quant aux «âmes» et aux esprits chrétiens, ils ne sont pas naïfs et primaires au point de ne pas comprendre les données du problème. A notre époque, l’être humain est universel.

J.-J. L.Les «dissidents» n’apprécient que rarement la froi­deur désespérée de vos jugements…

A.Z. — Une des raisons pour laquelle la dissidence soviéti­que a pratiquement disparu, c’est son goût pour la sensation, la gloire, la prospérité. Quant à moi, je n’ai jamais été et ne serai jamais un dissident. Je suis simplement un scientifique et un écrivain. Depuis mes plus jeunes années, j’ai luné contre le stalinisme et j’ai été puni pour cela. J’ai analysé cette société comme un scientifique. En d’autres termes, je suis un pur produit de la Révolution d’Octobre. Mon drame est d’avoir accepté certaines idées et certains résultats de la Révolution sans pouvoir en accepter les conséquences. Il n’y a pas de solution: cette contradiction est ouverte pour toujours.

J.-J. L.Après cinq années d’exil forcé, comment vivez-vous? Quelles remarques vous faites-vous à vous-même?

A.Z. — Simplement, que c’est le système social communiste, tel qu’il existe en Union soviétique, qui me convient le mieux. L’explication en est fort simple. Je suis né après la Révolution, ma personnalité s’est formée dans un contexte soviétique. Et, tout naturellement, un autre système social, quelles qu’en soient les qualités, me serait étranger. Cependant, pour moi, vivre dans la société soviétique signifie en combattre certains phéno­mènes, ce à quoi je me suis employé toute ma vie. Il n’y a en cela nulle contradiction. Critiquer la société soviétique fut et demeure mon rôle particulier et mon destin au sein de cette société. Les années de stalinisme furent terribles, mais je n’aurais pas voulu en vivre d’autres; cette lutte donnait un sens immense à mon existence. Toute ma vie, j’ai lutté contre moi-mème: je voyais l’inanité, l’absurdité de tous mes efforts, mais quelque chose en moi me forçait à vivre et à poursuivre mon œuvre sans perspective. C’est pourquoi mon «désespoir» est en réalité un effort pour surmonter le désespoir en le dénudant jusqu’à ses racines. Je ne saurais dire si j’ai réussi. Mais il y a une chose que je sens de façon très nette: tant que j’ai ce désespoir qui bouillonne en moi, je vis et je crée. Le pouvoir soviétique a raison de dire que «seule la tombe peut guérir un bossu». Si l’on s’engage dans la voie du désespoir, seule la mort peut nous en délivrer.


Notes:

[1] Docteur en philosophie, titulaire de la Chaire de Logique A l’Université de Moscou, Alexandre Zinoviev a été déchu de toutes ses fonctions en 1977 et a quitté l’Union soviétique en 1979. Auteur, entre autres publications, de: Les hauteurs béantes, l’Age d Homme, 1977; L’avenir radieux, l’Age d’Homme, 1971; L’antichambre du paradis, l’Age d’Homme, 1980; Le communisme comme réalité, l’Age d’Homme, 1981; Homo sovieticus, l’Age d’Homme, 1983.

[2] Ancien rédacteur en chef adiolnt de Latitude, magazine d’actualité Internationale. Auteur de: l’Avenir de la Nostalgie (Une Vie de Stefan Zweig), à paraître.