Dirigeants, hommes d’affaires et chefs des médias occidentaux s’interrogent avec inquiétude sur la voie que suit la Russie contemporaine. Le Président des Etats-Unis vient d’ailleurs de l’affirmer : la Russie se trouve du mauvais côté de l’Histoire. Etrange idée selon laquelle l’Histoire aurait des côtés ! Enfin bref, le jugement du Président serait corroboré par de nombreux faits, dont celui-ci : la Russie chercherait à reconstituer un bloc semblable à l’ancienne Union soviétique, cet empire du Mal qui avait donné tant de fil à retordre à Ronald Reagan . Je souhaiterais proposer au lecteur un bref article centré sur cette question d’un bloc nouveau. Je précise que ma réflexion est basée sur les travaux fondamentaux du philosophe et sociologue russe : Alexandre Zinoviev, disparu en 2006.
L’OCCIDENTALISATION
Dans ses oeuvres sociologiques, Alexandre Zinoviev nomme « occidentalisation » la forme particulière que prend la globalisation dans les pays non occidentaux. Selon l’auteur russe, l’occidentalisation est la stratégie visant à établir un ordre planétaire (global) conforme aux intérêts du monde occidental (Amérique du Nord, Europe de l’Ouest, Australie, etc.) Sous la conduite des Etats-Unis, explique l’auteur de l’Occidentisme, (1) les pays de l’Ouest aspirent à établir, dans les autres parties de notre planète, une organisation de la vie semblable à la leur.
Afin d’incorporer le pays ciblé dans la sphère occidentale, il convient d’abord de l’affaiblir. De nombreuses tactiques, explique l’auteur russe, sont alors mises en oeuvre : diviser la population en groupes hostiles, l’inciter à envier l’abondance occidentale, soutenir les mouvements d’opposition, fournir une aide financière, séduire l’élite intellectuelle et les couches privilégiées, etc.
Ce processus d’occidentalisation ne signifie pas malheur pour tous. Au contraire, certaines catégories de la population du pays en voie d’assimilation – les membres des couches supérieures en particulier- peuvent trouver leur compte dans cette « refondation », devenant ainsi un soutien intérieur au processus d’assimilation.
Les tentatives d’occidentalisation d’un pays ne sont pas toujours couronnées de succès (en Iran, par exemple). En revanche, lorsque l’opération réussit, le pays ciblé est remodelé : les Occidentaux, aidés par des forces intérieures locales, mettent en place un ordre étatique, économique et idéologique, imité du système occidental (capitaliste, occidentiste). Parlementarisme, multipartisme, élections, économie libéralisée, exaltation de l’argent, du sexe et de la violence, sont autant d’exemples d’éléments imposés au pays nouvellement inclus dans la sphère d’influence occidentale.
Il va de soi que l’Occident entreprend le remodelage du pays ciblé dans son intérêt : mettre en place un gouvernement ami, trouver de nombreux débouchés pour ses produits industriels, s’appropier à bon prix des matières premières dont il a un besoin vital, etc.
L’OCCIDENTALISATION APPLIQUEE A LA RUSSIE
Elaborée par les pays occidentaux pendant la guerre froide, la stratégie d’occidentalisation a été utilisée contre l’Union soviétique qui représentait un réel danger pour l’hégémonie occidentale. Affaiblie par une profonde crise intérieure, l’Union soviétique des années 1980-1990 s’est révélée incapable de préserver son organisation sociale (le communisme, le soviétisme) qui a été détruite sous la direction d’hommes d’Etat tels que Mikhaïl Gorbatchev ou Boris Eltsine, parrainés par leurs homologues de l’Ouest.
Le territoire soviétique a éclaté en de nombreuses républiques en proie à de multiples difficultés : chômage massif, diminution du pouvoir d’achat des plus pauvres, dilapidation de la propriété d’Etat dans le secteur économique, collusion des milieux du pouvoir et de l’argent, baisse de la natalité, etc. L’Ukraine est l’une de ces républiques issues de la désagrégation de l’espace soviétique.
D’un point de vue sociologique, l’occidentalisation n’est pas un phénomène monstrueux (anormal) mais, au contraire, un phénomène normal, autrement dit conforme aux règles régissant les rapports entre associations humaines différentes dont les intérêts s’opposent. Les règles de la morale et du droit ne s’appliquent pas aux relations entre groupes humains.
UNE OCCIDENTALISATION LIMITEE
Au cours des années 1980-1990, la Russie très profondément affaiblie s’est engagée sur les rails de l’occidentalisation, se rangeant ipso facto du bon côté de l’Histoire. Dans un entretien avec Galia Ackerman (2) réalisé en 2001, Alexandre Zinoviev explique que la marge de manoeuvre de Vladimir Poutine est bridée par les circonstances et que sa mission consiste à consolider et à rendre acceptable aux yeux du peuple russe le nouveau système économique et social issu du coup d’État gorbatchévien et eltsinien. Cependant, note le philosophe, l’occidentalisation de la Russie ne signifie pas que tous les traits du soviétisme aient disparu. Dans cet entretien, l’auteur du « Facteur de la Compréhension » (3) fait remarquer, par exemple, que l’administration présidentielle a repris les fonction du Comité Central du PCUS (4) ou bien que les relations entre le Kremlin et la Douma ressemblent de plus en plus aux rapports qui existaient entre le Politburo et le Soviet suprême du temps de l’URSS. Dans ce même entretien, le philosophe ajoute que le Parlement est devenu l’instrument docile de l’exécutif. L’occidentalisation de l’organisation étatique de la Russie post-soviétique est donc relative et limitée.
UNE REPRISE EN MAIN
Je connais mal la situation actuelle de l’organisation étatique de la Russie, mais il me semble que la situation en question n’est plus celle qui prévalait dans les toutes premières années de notre siècle. Vladimir Poutine et son équipe ont consolidé le pouvoir de l’Etat central, effectué des réformes et « changé de cap ». Réorganisation de l’administration (« la verticale du pouvoir »), renforcement de l’armée et des services de renseignement, surveillance des médias, réhabilitation du secteur militaro-industriel, rapprochement avec la Chine, volonté de former un vaste ensemble eurasiatique, sont autant d’exemples que les forces influentes de l’Ouest interprètent comme un rejet de l’occidentalisation.
L’actuelle montée en puissance de la Russie sur la scène internationale est liée à cette reprise en main de l’Etat, opérée par le pouvoir suprême. Comme le note Alexandre Zinoviev dans ses ouvrages sociologiques : l’histoire de la Russie est une histoire de l’Etat. En renforçant les traits de l’ordre étatique hérités de l’ancienne Union soviétique ou de l’époque tsariste, le pouvoir russe a pour but de construire un Etat fort, véritable poste de commande de la société tout entière. Cet Etat en voie de renforcement porte en lui une tendance « impériale », autrement dit une tendance à recréer un espace semblable à l’Union soviétique ou à l’empire tsariste.
LA PRISON DES PEUPLES
Un événement similaire s’est déjà produit dans l’histoire russe. Au cours de la première guerre mondiale, l’Etat tsariste s’est écroulé et les révolutionnaires ont pris le pouvoir. Une question se pose alors : pourquoi les Bolcheviks ont-ils reconstruit un empire quelques années après la Révolution d’Octobre alors qu’ils comparaient la Russie impériale – le mot de Vladimir Ilitch Lénine est célèbre – à « une prison des peuples » ? Alexandre Zinoviev explique que, en dépit des slogans révolutionnaires et des intentions des chefs bolcheviks, le nouveau pouvoir central s’est trouvé contraint de restaurer l’empire, certes sous une forme nouvelle qui prit le nom d’Union soviétique. La Révolution avait éliminé la classe des capitalistes, qui avaient investi dans l’industrie, et celle des propriétaires terriens, mais elle avait préservé l’organisation étatique de l’époque tsariste. La tendance à créer une vaste union de peuples soumis à un pouvoir central découlait de l’organisation étatique russe préservée par la Révolution. De nos jours, cette tendance se manifeste de nouveau et continuera de se manifester si le pouvoir suprême, quel que soit son chef, persévère dans sa volonté d’édifier un Etat fort en Russie. Il est possible que cette tendance prenne la forme d’une union eurasiatique ou bien d’une vaste zone d’influence.
Aujourd’hui, la reprise en main de l’organisation étatique, la montée en puissance de la Russie, la création d’une zone d’influence, inquiètent à juste titre les forces supranationales prônant une gouvernance mondiale, ainsi que les puissances occidentales. La Russie actuelle représente une épine fichée dans le pied de la globalisation, une véritable « empêcheuse » de tourner en rond. En ce sens, le Président des Etats-Unis a raison. Malgré tous les efforts founis par les Occidentaux, la Russie glisse une nouvelle fois du mauvais côté de l’Histoire, une vingtaine d’années après la chute fracassante de l’empire du Mal.
Fabrice Fassio
Manille, le 20/03/14
1) ouvrage publié chez Plon en 1995; une version numérique est disponible sur le site : http://www.zinoviev.fr/#!biblio/vstc3=l’occidentisme
(2) Politique Internationale – La Revue n°92 – ÉTÉ – 2001
(3) Le Facteur de la Compréhension (Faktor Ponimania); ce livre – unique en son genre ! – n’est toujours pas édité dans notre pays alors que sont publiés chaque année des centaines de livres dénués d’intérêt. France, que devient ta tradition d’intellectualisme?
(4) Parti Communiste d’Union Soviétique
(5) Illustration : l’allégorie du mauvais gouvernement, Ambrogio Lorenzetti, Palazzo Pubblico, Sienne.
(6) Plusieurs lecteurs ont pensé que j’exprimais, dans la conclusion de cet article, une opinion personnelle et m’ont fait part de leur incompréhension. Une mise au point m’apparaît donc nécessaire.
En écrivant que la Russie contemporaine glissait du mauvais côté de l’Histoire, je ne voulais pas dire que ce pays prenait une direction que je désapprouve, mais simplement que la direction en question s’opposait aux intérêts des Etats-Unis. C’est évidemment ce dernier point que le Président Obama avait à l’esprit lorsqu’il a déclaré le 3 mars 2014 que la Russie se situait » du mauvais côté de l’Histoire. »