par Comité Valmy, jeudi 20 septembre 2012
Valentin Martin
Perestroïka, katastroïka
Peu d’intellectuels soviétiques peuvent prétendre à autant d’impartialité que le philosophe Alexandre Zinoviev. Sa position vis-à-vis de Moscou n’a cessé d’être critique, lucide et souvent conflictuelle. En quatre-vingt-quatre ans d’existence, il aura combattu contre les Nazis, aura fait de la prison pour avoir critiqué Staline, aura été muté professeur de philosophie à l’université, aura été chassé de l’URSS pour avoir publié un roman pamphlétaire, puis aura à nouveau adhéré au Parti Communiste russe en 1996, et ce jusqu’à sa mort en 2006. Les propos de Zinoviev peuvent déranger, mais on ne pourra pas l’accuser de craindre de dire la vérité. Peu de témoins contemporains sont certainement autant épris de vérité que ce philosophe, chez qui elle prend une valeur quasi religieuse 1) . Mais la vérité est parfois difficile à entendre.
Dès son arrivée en Europe, il fut présenté comme une « victime du communisme ». Les intellectuels anti-communistes se sont empressés de l’intégrer aux « forces de la civilisation contre celles du communisme » (Robert Kopp, Robert Laffont, 1990, in Zinoviev Les hauteurs béantes…). Mais, Zinoviev de protester : « Je critique la société et l’idéologie soviétique, et même je me moque d’elles. Il ne s’ensuit nullement que je me pose pour but de les détruire. 2) »
En 1990, il signe Katastroïka, un pamphlet sans concession contre Gorbatchev et Eltsine. Pourtant épris du soucis de la nuance, Zinoviev va jusqu’à associer la liquidation du communisme à « la plus grande trahison de l’histoire de l’humanité »3) . L’humour qu’aura mis Zinoviev dans ses descriptions des tares de la vie quotidienne soviétique (alcoolisme, vulgarité, violence, oisiveté) sera bien moins corrosif que la férocité avec laquelle il dénonce le destruction programmée et préméditée de l’Etat communiste. En bon logicien, il cherche à comprendre ce qui reste un mystère du vingtième siècle. Comment la deuxième puissance mondiale a pu être liquidée en l’espace de quelques années ?
Métaphysique et dialectique
Zinoviev revient d’abord sur la thèse couramment diffusée par la propagande occidentale : celle de l’implosion du bloc soviétique. Il y aurait dans l’Etat soviétique un être substantiellement contradictoire : des « incohérences » et des « contradictions » qui feraient de l’idéologie communiste une utopie inopérante. Les manuels d’histoire présentent habituellement l’histoire soviétique selon cette perspective eschatologique. Le mouvement historique semble conduire naturellement le communisme vers sa propre fin. Ainsi l’ère stalinienne était une dictature ; l’ère krouchtchevienne un dégel, c’est-à-dire une ouverture vers l’ouest, où l’Est aurait pris conscience de ses propres tares ; l’ère brejnevienne une « stagnation » qui manifesterait le début de la fin ; et la perestroïka gorbatchevienne un mouvement spontané du peuple vers l’ouest et la démocratie social-capitaliste. Qui n’a pas en tête l’image des Allemands de l’Est « allant vers » l’ouest ?
Zinoviev se contente de rappeler quelques faits. Dans les années d’après-guerre, la population soviétique a gagné cent millions d’habitants. Dans les fameuses années Brejnev, les Soviétiques, dans leur ensemble (c’est-à-dire sans la dualité exploitant/exploité inhérente aux sociétés capitalistes) commençaient à accéder à un certain confort. En plus du logement et de la nourriture, apparurent, même dans les petits villages, les réfrigérateurs, des téléviseurs, les automobiles personnelles, les résidences secondaires. Quant au nombre de lecteurs, « certains villages pouvaient damer le pion à bien des villes occidentales »4) . En rappelant brièvement que l’URSS est partie d’une société pré-industrielle, en d’autres termes de « moujiks analphabètes », il montre bien que la théorie métaphysique de la contradiction interne à l’être de l’URSS ne tient pas. Peut-être, comme beaucoup de grands joueurs d’échec qu’étaient les Soviétiques, faut-il abandonner cette pensée métaphysique et penser en dialecticien. 5)Il est des intérêts radicalement contradictoires, ceux du capital et du travail par exemple, avec des luttes, des prises de pièces, des victoires et des défaites. Et la fin de l’URSS en est un bon exemple.
Partons aussi d’un fait matériel. L’Union Soviétique disposait certainement de l’armée la plus puissante au monde. Certes, l’état du matériel militaire (uniformes, soldes, conditions de vie des soldats) avait de quoi faire sourire en Occident, où les militaires, superbes dans leurs uniformes, avaient l’apparence de « dandies »6) . Mais de par le patriotisme des soldats et de par leur formation physique et intellectuelle, il fut un trait propre à l’Armée Rouge : sa combattivité. Pour Zinoviev, l’Armée rouge était la plus combattive au monde.
De ce fait, quoique le but de l’Occident était de venir à bout du communisme (Truman, 1946), il ne lui était pas possible d’entrer avec lui dans une « guerre chaude ». Il lui fallait utiliser un autre type d’agression, la « guerre froide ». Celle-ci a été menée avec une efficacité redoutable, jusqu’à la victoire en 1989, où Reagan a pu déclarer : « nous avons gagné la guerre ». Et c’est sur une arme psychologique que les stratèges occidentaux ont misée : la trahison.
Aux origines de la trahison
En 1942, le général Vlassov (présenté sous Gorbatchev comme un héros de la résistance anti-stalinienne) a remis son armée entière au service de Hitler pour former l’Armée de Libération de la Russie (A.L.R.). Zinoviev raconte qu’il a vu des divisions entières qui pouvaient parfaitement combattre se rendre volontairement et remettre leurs armes aux Nazis. Aussi la décision de Staline d’instaurer des « unités de barrages spéciaux » à l’arrière des unités peu fiables fut-elle prudente. Il en y allait de la survie de l’URSS. Sous Staline, que Zinoviev n’a pas manqué de tourner en dérision dans sa jeunesse pour son ridicule culte de la personnalité, la trahison était cependant très difficile. « La direction stalinienne a déclaré la guerre la plus impitoyable à toutes les formes de trahison. 7) » Mais l’Occident attendait son heure.
Sa stratégie a commencé à porter ses fruits sous Krouchtchev. Mais la société soviétique n’en a pas été ébranlée dans ses bases : « La trahison de Krouchtchev n’a touché que quelques aspects de la société soviétique, laissant sans changement sa structure sociale. C’est pourquoi elle n’a pas été fatale. »8) Ce fut dans les années 80 que la stratégie devint opérante.
Détruire l’administration
La stratégie des services occidentaux était simple. La société soviétique fonctionnait grâce à un appareil d’état extrêmement complexe, ramifié et hiérarchisé. En achetant de hauts fonctionnaires, il était possible de faire basculer toute la société vers le capitalisme dans l’indifférence générale. L’administration de l’Etat soviétique était comparable au système nerveux d’un organisme. Il assurait la coordination entre tous les membres. Cela devint particulièrement vrai lorsque l’économie atteignit son niveau de développement le plus haut, sous Brejnev. Il devenait crucial de perfectionner et d’étendre les ramifications de l’appareil d’état sur l’économie. Au lieu de cela, ce fut tout le contraire qui eut lieu. Sous prétexte de lutter contre la « bureaucratie », la perestroïka consista en une simplification de l’Etat. « Le système de pouvoir et de gestion avait perdu le contrôle de la société, tandis que le pouvoir suprême ne maîtrisait plus le système administratif. »9)
Les privatisations
La perestroïka que la presse a présentée comme un virage démocratique consista en réalité en une extension de l’entreprise privée. On libéra des prisons des spéculateurs et des directeurs d’ateliers clandestins (des « privés ») et on les mit à la tête des grandes usines, en appelant cela développement de l’ « autonomie des usines ». On privatisa également des services : hôpitaux, restaurants, centres de soin dentaires… Ce mouvement de privatisations fut baptisé « nouvelle NEP », ou encore « révolution de velours ». Habituellement les révolutions viennent des masses exploitées. Ici ce furent les dirigeants privilégiés qui pour une « misérable louange de l’Occident » en prirent les rênes, en inventant pour l’occasion un nouveau concept politique : « la révolution venant du haut ».
La cinquième colonne
Parallèlement la presse fut achetée. Les journalistes soviétiques présentèrent l’économie capitaliste comme un paradis. Quant aux personnalités soviétiques du monde scientifique, artistique ou idéologique à force de conférences-cocktails, de cadeaux et de flatteries (Nobels attribués à Soljenitsine et Pasternak…), on réussit à les faire passer pour des dissidents. Zinoviev eut le mérite de ne jamais participer à cette « cinquième colonne ». Rares furent les voix qui restèrent solidaires du peuple soviétique. Au lieu des Droits de l’Homme, ce fut une crise généralisée qui se développa : « pénurie des biens de consommation, inflation, croissance de la corruption et de la criminalité, laisser-aller, cynisme idéologique, chute de la discipline du travail, alcoolisme et autres phénomènes négatifs… »10) .
Racket organisé : libérons les voleurs…
Le KGB que la presse se mit à présenter comme un ramassis de tortionnaires abandonna ses missions de protection de la population contre la pire des menaces : la délinquance à fin lucrative. Avec ironie, Zinoviev précise que les Russes auraient été champions de la délinquance pour le nombre de vitres et de dents cassées mais bons derniers pour le butin amassé : « La valeur totale des vols dans une ville soviétique en dix mois est inférieure à celles des bijoux qu’un ministre ouest-allemand a volés en une nuit. »11) A partir des années 80, la police fut complètement dépassée par l’ampleur que prirent les mafias dans tous les secteurs les plus lucratifs. Dans le commerce dit légal, s’enrichirent de manière éhontée les patrons d’usine, qui acquirent un pouvoir immense : « Encore deux ans de perestroïka, disait le patron du consortium des WC en sirotant de la bière bavaroise et du vin de Rhénanie, et nous prendrons en main toute l’économie de la région. Ensuite nous abolirons le pouvoir soviétique. »12) Dans le domaine du commerce illégal, s’étendirent des réseaux mafieux, notamment dans le trafic de drogue et l’industrie du sexe. Cette curée fut ensuite mise en scène dans une grande mascarade médiatique où l’on présentait la perestroïka comme une libéra(li)sation de la société russe.
Et enfermons les communistes…
Quant aux communistes attachés à l’héritage de la Révolution de 1917, ils furent pour la plupart tout au long des années 80 arrêtés, emprisonnés, ou attachés à des emplois punitifs (type centrale atomique de Partgrad). Ils avaient eu le tort de prétendre que cette soi-disant révolution n’était qu’une contre-révolution et une trahison aux idéaux du communisme. « La presse occidentale y fit vaguement illusion, en les baptisant « néo-staliniens »13) .
Valentin Martin
1) Nous et l’Occident, 47.
2) Nous et l’Occident, 139.
3) La suprasociété globale et la Russie, 110.
4) La suprasociété globale et la Russie, 73.
5) Nous et l’Occident, 38.
6) La suprasociété globale et la Russie, 77.
7) La suprasociété globale et la Russie, 106.
8) La suprasociété globale et la Russie, 103.
9) Katastroïka, 68.
10) Katastroïka, 68
11) Katastroïka, 123.
12) Katastroïka, 95. 13) Katastroïka, 115.