Association Nouvelle Europe, 10 novembre 2010
Par Antoine Lanthony
Le totalitarisme loin du goulag: Orwell en version originale
Même si la situation n’était pas idéale auparavant (en témoignent les années de bagne et la censure dont fut l’objet Dostoïevski), à partir d’octobre 1917 et jusque bien après le dégel post-stalinien, dire que la parole fut contrainte est faible. La chape de plomb s’abattit rapidement et fermement sur les romanciers et les poètes.
(Re)lire les contempteurs du totalitarisme au quotidien
Certains pressentirent le désastre, d’autres le vécurent de l’intérieur et témoignèrent, puis souvent s’exilèrent ou moururent sur place. Parmi eux, deux se distinguent par leur œuvre délaissant arrestations politiques, personnalités des dirigeants et univers concentrationnaire.
Evgueni Zamiatine mourut ignoré dans la misère à Paris en 1937, tandis qu’Alexandre Zinoviev fut contraint à l’exil allemand en 1978 avant d’être inscrit après la Guerre froide, dans les pays occidentaux où il avait pourtant publié la majeure partie de son œuvre, sur une sorte de liste noire après différentes prises de position très critiques envers l’évolution des démocraties occidentales.
Dissident avant l’heure, Zamiatine anticipa et comprit la nature et les conséquences de la révolution et de l’instauration de la république des soviets. Son roman fondamental Nous autres (simplement My en russe) est un chef-d’œuvre, qui servira de modèle à Aldous Huxley et George Orwell, les deux autres grands auteurs d’anti-utopies du XXe siècle et ses frères en lucidité.
Écrit en 1920, le livre de Zamiatine est sans doute l’un des textes les plus fondamentaux sur le totalitarisme, rédigé avant l’avènement des systèmes totalitaires. En effet, en 1920, l’URSS est en formation, le stalinisme et le nazisme encore loin, mais Zamiatine fut l’un des rares à comprendre que le développement du dogme technicien suite à la révolution industrielle permettrait l’émergence de ces régimes, mettant à leur disposition des outils dont personne n’avait jusque-là disposé.
Pourquoi Zamiatine fut l’un des pères spirituels d’Orwell
Zamiatine avait notamment perçu l’hygiénisme et l’aseptisation à venir, conséquence du monde des machines et de la foi insensée en la technique permettant d’abolir la frontière entre villes et campagnes et de repousser toujours plus loin la nature et les paysans : « L’homme n’a cessé d’être un animal que le jour où il a construit le premier mur. Nous n’avons cessé d’être des sauvages que lorsque nous avons édifié le Mur Vert, lorsque nous avons isolé, à l’aide de celui-ci, nos machines, notre monde parfait, du monde déraisonnable et informe des arbres, des oiseaux, des animaux… ». L’abolition de la frontière entre villes et campagnes annoncée dans Le manifeste du parti communiste, les massacres de paysans réalisés pendant les premières années de l’URSS et l’administration de la nature et de l’agriculture par des structures collectives montrent bien que si la base idéologique a précédé Zamiatine, il a pour sa part remarquablement anticipé sa traduction en actes de domestication, administration et destruction de la nature et du monde paysan, actes poursuivis jusqu’à aujourd’hui sous toutes les latitudes.
Zamiatine fut un prophète de l’hygiénisme, mais aussi bien sûr du totalitarisme et de la lutte contre celui-ci, qui ne peut être réalisée que par un individu relevant la tête : « Je la considérai pendant une seconde, de même que tous les autres, comme une étrangère. Elle n’était déjà plus un numéro mais un individu, elle n’était plus que la matérialisation de l’offense qu’elle venait de commettre envers l’Etat Unique ». Cet individu cherchant par tous les moyens à échapper à l’uniformisation créée par l’État, souhaitait redevenir homme au sein d’un système atomisé, préfigurant bien sûr toutes les sociétés modernes, la société totalitaire n’étant que l’étape ultime du processus : « Si seulement j’avais une mère comme les anciens, une mère à moi, pour laquelle je ne serais ni le Constructeur de l’Intégral, ni le numéro D-503, ni une molécule de l’État Unique, mais tout simplement une partie d’elle-même, un fils meurtri… ».
Enfin, Zamiatine fut un prophète de la transparence, non pas celle légitime concernant le financement d’un parti politique, mais celle à laquelle la vie privée est de plus en plus confrontée à travers le développement des moyens de communication et de surveillance. Il a en effet prophétisé « les divins parallélépipèdes des habitations transparentes », qui n’autorisent à leurs occupants que quelques minutes d’intimité par jour.
Zamiatine, en 1920, avait déjà tout écrit. Huxley, mais surtout Orwell affinèrent et donnèrent plus de force à ce travail, le complétant dans le cas d’Orwell par l’analyse de la common decency, sapée par tout processus à caractère totalisant, a fortiori totalitaire. La common decency (décence commune, décence ordinaire ou honnêteté élémentaire en fonction des traductions) étant selon Jean-Claude Michéa, l’un des principaux spécialistes d’Orwell en France, « le sentiment intuitif des choses qui ne doivent pas se faire, non seulement si l’on veut rester digne de sa propre humanité, mais surtout si l’on cherche à maintenir les conditions d’une existence quotidienne véritablement commune » (Impasse Adam Smith, Flammarion/Collection Champs, 2006). {mospagebreak}
Zinoviev : l’enfant terrible de la dissidence
Zamiatine se situait dans l’anticipation. Zinoviev s’est quant à lui situé dans le réel, sa description froide de la société soviétique n’étant guère éloignée de l’imaginaire de Zamiatine. Laissant la critique du système concentrationnaire à Alexandre Soljenitsyne (qu’il n’appréciait guère) ou Varlam Chalamov et délaissant la poésie critique (Anna Akhmatova, Ossip Mandelstam…), Zinoviev s’est sans doute livré à l’exercice le plus difficile : laisser de côté la contestation politique pure, donc la dissidence traditionnelle, et décrire la norme et le banal afin de faire apparaître l’absurde et le ridicule. L’auteur de Homo sovieticus a parfaitement réussi son pari.
Ainsi, la trilogie composée par Les hauteurs béantes, L’avenir radieux et Notes d’un veilleur de nuit présente-t-elle, de manière analytique et sous forme romancée, de véritables essais sur le quotidien soviétique, particulièrement la bassesse morale d’une société de privilèges et l’inefficacité inhérente au système. Si l’humanité et la singularité des personnes sont niées comme chez Zamiatine, Zinoviev s’appuie largement sur des personnages-types et sur un humour très grinçant, peut-être encore plus difficile à tolérer en interne pour le régime soviétique que les révélations sur le système concentrationnaire ou le caractère de tel secrétaire général du PCUS.
Le comportement des délégations officielles sert à évoquer les privilèges des castes supérieures et les pénuries locales, tandis que le monde universitaire ou la moindre cantine servent à évoquer corruption et blat (piston, protection, clientélisme) généralisés, l’intègre et l’honnête devenant l’exception : « Qu’un intellectuel soviétique arrive à placer son fils à l’université tout de suite après l’école, et sans aucun piston, c’est bien plus impressionnant qu’un lieutenant corse qui devient empereur de France » (Les hauteurs béantes).
Autre anecdote du quotidien : la construction d’un monument, l’URSS étant un État de commémoration permanente. Chez Zinoviev, un chantier de construction ouvre L’avenir radieux : « Sur la place des Cosmonautes, à l’entrée de l’avenue du Marxisme-Léninisme, on a érigé un slogan permanent : « Vive le communisme, avenir radieux de toute l’humanité ! » Il fut édifié à la demande des travailleurs. L’opération dura longtemps, principalement en hiver, où les prix de revient sont plus élevés. […] La peinture fut écaillée avant même la mise en exploitation du Slogan. Aussi fallut-il le restaurer complètement au moins trois fois par an. […] À l’approche du vingt-cinquième congrès du PCUS on décida de mettre un terme à ce scandale. […] L’inauguration du Slogan fut fort solennelle. On regoudronna l’avenue. Il y eut de nombreux journalistes étrangers et des représentants des ambassades ». Tout parallèle avec des situations vécues au début du XXIe siècle à Los Angeles, Paris ou Moscou n’étant bien entendu pas exclu…
Et c’est ici que le bât blesse. Car Zinoviev, logicien avant tout, n’est ni un idéologue, ni un politique, mais un observateur froid, fondamentalement sceptique. Ainsi, il n’a cessé d’analyser ce qu’il considère être un déclin de la liberté et de la démocratie à l’Ouest depuis le début de la perestroïka, à laquelle il consacra le pamphlet Katastroïka. L’occidentisme (terme de Zinoviev) est selon lui l’idéologie triomphante, qui mène la globalisation et succède à la fois au totalitarisme et à la démocratie : « Le sommet de la démocratie occidentale fut atteint pendant la Guerre froide, entre 1950 et 1980. Ces années-là resteront comme le point culminant de l’histoire de la civilisation européenne : la démocratie jouait un rôle puissant dans la lutte contre le communisme soviétique. Mais celui-ci a été vaincu, grâce notamment au fait que l’Occident a su adopter un si haut niveau de démocratie. Avec la chute du bloc soviétique, on a vu s’opérer un tournant en Occident : tout se passe comme si la démocratie ne prospérait que comme arme utilisée contre un adversaire. Une fois l’adversaire disparu, la démocratie s’affaiblit jusqu’à disparaître à son tour, vaincue par une nouvelle logique : celle de la globalisation » (interview donnée en 2005 à Lire).
Le refus de traduction en français d’une grande partie des ouvrages de Zinoviev écrits après la Guerre froide est troublant. Il sonne comme le refus de lire, par exemple, un ouvrage sur le modèle des Hauteurs béantes consacré à ce qu’il nomme la suprasociété globale (Globalnii tcheloveinik – La fourmilière humaine globale). En effet, même si une partie de ses affirmations post-Guerre froide sont peu argumentées et/ou contradictoires et si sa légitime critique de la nature de l’intervention otanienne contre la Serbie en 1999 a été décrédibilisée par sa défense aveugle de Slobodan Milosevic, son analyse de la manière dont vivent les hommes et sa conception non restrictive de la liberté en font un homme à lire. Car cette lecture dérange, rappelant à tout un chacun qu’il reste un potentiel Ibanien (les habitants d’Ibansk, ville imaginaire, théâtre des Hauteurs béantes).
Les contempteurs de l’empire soviétique, quel qu’ait été leur parcours, portaient en eux un idéal de liberté, parfois profondément anarchiste, qu’il est sans doute dangereux de jeter à la poubelle une fois que leur objet de critique évolue. Qu’ils se nomment Vaclav Havel ou Czeslaw Milosz, Alexandre Soljenitsyne ou Alexandre Zinoviev, ces hommes marqués par le totalitarisme sont tous restés après la rupture 1989/1991 impliqués dans la vie des idées et profondément épris de liberté, sans doute un peu plus que leurs homologues ouest-européens.
Pour aller plus loin
Sur Nouvelle Europe
- La troublante actualité des classiques russes
- Même exécutés, les poètes ne meurent pas
- Banlieues et kolkhozes rouges devenus noirs
- Au bon vieux temps des blagues communistes
- La revue Kultura : au cœur de la dissidence polonaise
- Czeslaw Milosz : la « Pensée captive » sous le joug communiste
À lire
- Chalamov, Varlam, Récits de la Kolyma (traduit du russe par Catherine Fournier, Sophie Benech et Luba Jurgenson), Verdier, 2003
- Herling-Grudzinski, Gustaw, Un monde à part (traduit du polonais en anglais puis de l’anglais par William Desmond), Gallimard/Folio, 1995
- Huxley, Aldous, Le meilleur des mondes (traduit de l’anglais par Jules Castier), Pocket, 2002
- Jurgenson, Luba, Création et tyrannie, Editions Sulliver, 2010
- Milosz, Czeslaw, La pensée captive (traduit du polonais par André Prudhommeaux et l’auteur), Gallimard/Folio, 1988
- Orwell, George, 1984 (traduit de l’anglais par Amélie Audiberti), Gallimard/Folio, 1972
- Rybakov, Anatoli, Les enfants de l’Arbat (traduit du russe par Antonina Roubichou-Stretz), Le Livre de Poche, 1991
- Soljenitsyne, Alexandre, Une journée d’Ivan Denissovitch (traduit du russe par Jean et Lucia Cathala), Pocket, 2006
- Zamiatine, Evgueni, Nous autres (traduit du russe par B. Cauvet-Duhamel), Gallimard/L’imaginaire, 2008
- Zamiatine, Evgueni, L’inondation (traduit du russe par Barbara Nasaroff), Actes Sud/Solin, 2005
- Zamiatine, Evgueni, Seul, (traduit du russe par Bernard Kreise), Rivages, 2005
- Zinoviev, Alexandre, Les hauteurs béantes, L’avenir radieux, Notes d’un veilleur de nuit (traduit du russe par Wladimir Berelovitch), Robert Laffont/Bouquins, 1990
- Zinoviev, Alexandre, Homo sovieticus, L’Age d’Homme, 1982
- Zinoviev, Alexandre, Globalnii tcheloveinik (La fourmilière humaine globale), Eksmo, 2006
- Zinoviev, Alexandre, « Le testament d’une sentinelle » , entretien accordé à Lire, mars 2005